1. Introduction : Pourquoi une évolution de la Communication Non-Violente [CNV] ?
La CNV est une philosophie développée par Marshall Rosenberg visant à établir des connexions empathiques entre les individus afin de réduire la
violence et les conflits interpersonnels. Inspirée par la justice restauratrice, la pédagogie des
opprimé·es et l’écoute attentive, elle a permis de transformer de nombreux espaces de
dialogue.
Cependant, son application a souvent été biaisée par les dynamiques de pouvoir et les
oppressions systémiques. Trop souvent, la CNV a été utilisée pour réduire au silence les
personnes en colère plutôt que pour leur offrir un espace d’expression légitime. Elle a aussi
été récupérée par des groupes privilégiés pour minimiser ou nier les expériences des
personnes marginalisées, en qualifiant leurs réactions d’excessives plutôt que d’examiner
les causes profondes de leur souffrance.
La CNV n’a pas seulement été mal appliquée ; elle contient des failles structurelles qui la
rendent vulnérable à une récupération par les dominants. Son insistance sur une forme de
neutralité émotionnelle et son cadre individualiste omettent les rapports de force
systémiques qui structurent nos interactions.
Ainsi, il est nécessaire de proposer une approche plus complète, ancrée dans une
compréhension globale des oppressions, qui permette de véritablement régénérer les liens
sociaux au lieu de simplement apaiser les tensions en surface.
2. Définition de la Communication Régénératrice (CR)
La Communication Régénératrice est une méthode de communication qui vise à :
- Reconnaître et intégrer les rapports de pouvoir dans les échanges interpersonnels et collectifs.
- Valoriser toutes les émotions, y compris la colère, comme des signaux
légitimes d’un besoin profond non satisfait.
- Faciliter la transformation des conflits en justice restauratrice, plutôt que de rechercher une neutralité artificielle qui désavantage les opprimé·es.
- Encourager une écoute active qui reconnaît les réalités structurelles, sans exiger une vulnérabilité immédiate et déséquilibrée des personnes les plus exposées aux violences systémiques.
- Promouvoir une expression authentique qui n’impose pas de modèle unique
de communication (ex: ton calme, absence d’émotions fortes, rationalité froide) mais qui respecte la diversité des modes d’expression culturels et émotionnels.
La CR ne cherche pas à éviter les tensions à tout prix, mais à les traverser de manière
constructive et transformatrice. Contrairement à une approche qui viserait simplement à
apaiser ou pacifier, elle accepte que certaines vérités soient inconfortables et que la
guérison passe par un processus actif d’affirmation et de réparation. La CR refuse
l’injonction à l’harmonie collective qui force des personnes ayant subi un tort à pardonner
rapidement ou à retrouver une relation de confiance artificielle avec l’auteur du tort. L’objectif
de la CR est la justice et la réparation, pas la paix au détriment des victimes.
La CR ne rejette pas la neutralité en tant que posture personnelle, mais elle refuse que cette
posture soit imposée comme un standard universel de validité des échanges. Une
communication qui exige des opprimé·es qu’iels soient neutres ou détaché·es pour être
entendus revient à protéger le statu quo des oppressions.
La CR s’appuie sur certaines bases de la CNV, mais en corrige les biais et en adapte les
principes pour qu’ils servent réellement la justice et la réparation.
3. Principes fondamentaux de la Communication Régénératrice
1. L’écoute critique et responsable
L’écoute en CR ne consiste pas seulement à entendre les mots prononcés, mais aussi à
comprendre ce qu’ils impliquent dans un contexte de rapports de pouvoir. Il ne s’agit pas
d’une écoute passive, mais d’une écoute engagée qui cherche à reconnaître les injustices et
à y répondre avec pertinence.
2. La reconnaissance de la colère comme une force légitime
Contrairement à la CNV traditionnelle qui peut infantiliser ou discréditer la colère, la CR
reconnaît que la colère est une émotion essentielle, souvent nécessaire à la transformation
sociale et personnelle. La colère n’est pas une violence ; elle est une énergie mobilisatrice
qui doit être entendue et intégrée dans la résolution des conflits. La véritable violence est
l’action de violer les prérogatives de consentement libre, éclairé, explicite, spécifique et
enthousiaste d’autrui lorsque des alternatives viables et proportionnées existent. Or, la
colère ne débouche pas automatiquement sur cette action et rarement surgit sans raison.
La CR reconnaît l’importance de l’émotion brute, mais elle distingue entre l’affirmation
légitime et la domination émotionnelle. L’objectif est de créer des espaces où les
émotions sont respectées sans qu’elles soient instrumentalisées pour contrôler autrui.
Ainsi, bien que la colère soit une réaction légitime face à l’injustice, son objectif dans la CR
est la transformation et non l’imposition d’un rapport de force asymétrique. La colère n’est
pas un outil d’intimidation, mais une énergie mobilisatrice au service d’une justice
authentique.
3. La responsabilité asymétrique dans le dialogue
Tout échange n’est pas égal. Les personnes en position de domination doivent reconnaître
leur responsabilité dans la dynamique de communication et faire preuve d’une vigilance
accrue pour éviter de reproduire des schémas oppressifs sous couvert de neutralité ou de
respectabilité. Cette responsabilité implique une écoute proactive, une remise en question
de ses réflexes défensifs et une volonté d’investir plus d’efforts pour comprendre les vécus
de l’autre partie, sans exiger pédagogie gratuite de leur part. Les personnes en situation de
domination doivent être conscientes que leur rôle dans une conversation n’est pas toujours
celui d’intervenir immédiatement.
La CR encourage une posture d’écoute active et un effort conscient pour ne pas reproduire
les dynamiques oppressives dans l’échange. La Communication Régénératrice ne peut être
invoquée pour empêcher une critique légitime ou inverser la responsabilité d’un tort. Elle
vise à protéger les opprimé·es et non à offrir un bouclier rhétorique à celleux qui refusent de
se remettre en question.
4. L’expression émotionnelle non réprimée
Il n’existe pas une seule manière « correcte » de s’exprimer. La CR rejette l’idée que seule
une communication posée et dénuée d’émotions fortes est valide. Elle valorise les modes
d’expression divers, qu’ils soient intenses, affirmés, poétiques, collectifs ou silencieux.
Si la CR valorise l’expression émotionnelle, elle ne doit pas pour autant imposer une norme
unique d’expression. Les personnes plus réservées ou préférant un mode de communication
posé doivent aussi être respectées dans leur manière de s’exprimer. Ainsi, nous affirmons
que la colère mobilisatrice est essentielle, mais elle ne doit pas devenir l’unique mode
d’expression valide dans un échange. Les autres formes d’expression (douce, analytique,
silencieuse, posée) doivent être respectées et entendues également.
5. La transformation des conflits en actes réparateurs
Plutôt que d’éviter le conflit ou d’exiger une réconciliation prématurée, la CR promeut des
pratiques de justice restauratrice et de réparation des torts. C’est un processus de
responsabilisation défini collectivement plutôt qu’une réconciliation immédiate imposée. Cela
signifie que le but d’une médiation n’est pas seulement d’obtenir la paix immédiate, mais
d’assurer une reconnaissance sincère des torts commis et un engagement à agir
différemment à l’avenir.
6. Co-construction des espaces d’expression
La Communication Régénératrice ne repose pas sur un modèle unique de dialogue. Selon
les contextes, les émotions peuvent être exprimées de manière différente. Ce qui importe,
c’est que les personnes concernées définissent ensemble les conditions qui permettent à
chacun·e de s’exprimer pleinement et équitablement. La co-construction des espaces
d’expression doit s’appuyer sur une répartition équitable des décisions, où les personnes
directement concernées par une oppression ont une voix prépondérante dans la définition
des cadres d’échange.
4. Application concrète de la CR
Dans la pratique, la Communication Régénératrice se traduit par :
- Des espaces de parole où les émotions sont accueillies sans hiérarchisation.
- Des médiations où l’on identifie les déséquilibres de pouvoir et où l’on ajuste les attentes en conséquence.
- Une prise en compte des réalités structurelles dans chaque interaction sociale, évitant ainsi le piège du « tout est personnel ».
- Une responsabilisation de ceux qui détiennent du pouvoir pour qu’ils prennent en charge une plus grande partie du travail de compréhension et de réparation. Exemple : Une personne en colère à propos d’une injustice sociale exprime son ressenti avec force et émotion. Plutôt que de l’accuser de “violence verbale” ou d’exiger qu’elle reformule son message d’une manière plus posée, on écoute activement le besoin profond derrière cette émotion et on adapte la réponse en conséquence.
La CR reconnaît que toutes les tensions ne doivent pas nécessairement être résolues par la
médiation. Certaines situations exigent un processus de responsabilisation et de réparation
sur le long terme. Un processus de réparation ne peut pas être décrété unilatéralement par
la personne ayant causé un tort. Il doit être validé par les personnes concernées et, lorsque
pertinent, par un cadre collectif garantissant son équité et son effectivité.
La CR rejette les fausses médiations qui placent sur un pied d’égalité des personnes en
situation d’oppression et leurs oppresseurs, sans prise en compte des rapports de pouvoir
structurels. Toute tentative d’imposer un « dialogue équilibré » sans reconnaissance des torts
commis revient à perpétuer l’injustice.
La CR est un outil puissant pour les militant·es, les communautés en lutte, les groupes en
transformation collective, et toute personne cherchant une communication qui ne soit pas un
simple rafistolage temporaire, mais une véritable force de régénération sociale et politique.
La CR ne repose pas seulement sur des changements individuels, mais surtout sur une
transformation collective. Il est essentiel que les structures, organisations et communautés
adoptent ces principes de manière active, et non pas uniquement comme des attentes
placées sur les individus marginalisés.
Si la CR vise une transformation collective des structures et non une simple
responsabilisation individuelle, cela ne signifie pas que les individus sont déchargés de toute
responsabilité. Chaque personne doit examiner ses comportements et son rôle dans la
reproduction des oppressions, tout en reconnaissant que les solutions doivent être
collectives et structurelles.
5. Conclusion : La Communication Régénératrice comme outil d’émancipation
Nous croyons que la communication ne doit pas être un instrument de pacification forcée,
mais une voie d’émancipation. Trop souvent, les approches traditionnelles exigent des
personnes en souffrance qu’elles soient pédagogues, calmes et détachées pour être
entendues. La CR rejette cette injonction et affirme qu’une communication régénératrice doit
partir de la reconnaissance des vécus, de l’émotion sincère et d’une volonté commune de
justice. La CR peut sembler inconfortable pour celleux habitué·es aux normes occidentales
de « neutralité émotionnelle ». Pourtant, ce modèle ne cherche pas à provoquer, mais à rendre
audible ce qui est souvent réprimé.
En intégrant ces principes, nous pouvons transformer nos relations, nos collectifs et, à plus
grande échelle, notre manière de lutter contre les oppressions. La Communication
Régénératrice est un outil parmi d’autres dans ce combat, mais elle a le potentiel d’aider à
guérir les blessures, à renforcer les solidarités et à bâtir un monde plus juste.
La CR n’est pas un simple outil de langage ou une posture de surface. Elle exige un
engagement profond, qui ne peut être réduit à une rhétorique performative. Toute structure,
collectif ou individu s’en réclamant doit en appliquer les principes de manière effective et
conséquente.
Pour résumer, la Communication Régénératrice est une approche qui replace les rapports
de pouvoir, la colère légitime et la responsabilisation au cœur des échanges, afin de
transformer les conflits en véritables actes de justice et de réparation, sans exiger de
neutralité forcée ou de pédagogie gratuite des opprimé·es. La CR est un outil au service des
luttes collectives et d’un monde où la communication ne sert plus à contenir l’oppression,
mais à l’abolir.
Philosophe Autiste, Fondateur.ice de Radix
Glossaire pour la Communication Régénératrice (CR)
Ce glossaire définit les termes clés utilisés dans le manifeste afin d’assurer une
compréhension claire et accessible de la Communication Régénératrice.
Ce glossaire permet de mieux comprendre les termes centraux de la Communication
Régénératrice. Son objectif est d’éviter les confusions et les récupérations abusives de ces
concepts, afin d’ancrer la CR dans une démarche réellement transformatrice et juste.
Concepts Fondamentaux
Communication Non-Violente (CNV)
Philosophie de communication développée par Marshall Rosenberg visant à favoriser
l’écoute empathique et à minimiser les conflits interpersonnels. La CR critique son
application souvent biaisée et son insistance sur la neutralité émotionnelle.
Communication Régénératrice (CR)
Méthode de communication centrée sur la reconnaissance des rapports de pouvoir, la
valorisation des émotions (y compris la colère) et la transformation des conflits en justice
restauratrice. Elle refuse l’imposition d’une neutralité artificielle.
Justice Restauratrice
Approche de résolution des conflits qui vise à réparer les torts causés plutôt qu’à punir les
individus. Elle repose sur la reconnaissance des dommages et l’engagement à les réparer.
Toutefois, elle ne peut être imposée unilatéralement et ne doit jamais forcer les victimes à
interagir avec leurs agresseurs ou à accorder un pardon prématuré.
Responsabilisation (Accountability)
Processus dans lequel une personne ou un groupe reconnaît ses actes, en assume les
conséquences et prend des mesures concrètes pour réparer les torts causés. Contrairement
à une réconciliation forcée, la responsabilisation repose sur un engagement sincère à
changer. Un processus de responsabilisation ne peut être décrété unilatéralement par la
personne ayant causé un tort. La réparation doit être validée par les personnes concernées
et, lorsque pertinent, par un cadre collectif garantissant l’équité du processus.
Pouvoirs et Dynamiques Sociales
Rapports de pouvoir
Structures invisibles ou explicites qui influencent les interactions humaines. Ces rapports
sont façonnés par des facteurs comme la classe sociale, le genre, la race, la validité,
l’orientation sexuelle et d’autres formes d’oppression ou de privilège.
Neutralité émotionnelle imposée
Injonction faite aux personnes marginalisées d’exprimer leurs besoins de manière calme et
rationnelle pour être prises au sérieux. Cette exigence avantage les groupes dominants et
empêche l’expression légitime de la colère.
Domination émotionnelle
Utilisation d’émotions (comme la colère ou la tristesse) pour manipuler ou contrôler une
situation au détriment des autres. La CR distingue cela de l’affirmation légitime de la colère
comme force mobilisatrice.
Émotions et Conflits
Affirmation légitime de la colère
Reconnaissance du fait que la colère est une réaction naturelle face à l’injustice. Elle
devient un outil de transformation et non une violence à contenir.
Violence
Dans le cadre de la CR, la violence est définie comme l’action de violer les prérogatives de
consentement libre, éclairé, explicite, spécifique et enthousiaste d’autrui lorsque des
alternatives viables et proportionnées existent. Cela exclut l’expression de la colère, qui n’est
pas en soi une violence.
Prérogatives de consentement libre, éclairé, explicite, spécifique et enthousiaste
Critères fondamentaux qui garantissent qu’une personne donne son consentement de
manière volontaire et informée, sans manipulation ni coercition.
Mécanismes de Dialogue et de Transformation
Écoute critique et responsable
Pratique d’écoute qui tient compte des rapports de pouvoir et ne se contente pas d’entendre
les mots prononcés, mais cherche à comprendre leur contexte structurel.
Pédagogie gratuite
Attente implicite selon laquelle les personnes marginalisées devraient éduquer les groupes
dominants sur les oppressions qu’elles subissent, sans reconnaissance ni effort de la part
de ces derniers.
Processus de réparation
Démarche qui vise à corriger les injustices en reconnaissant les torts causés et en mettant
en place des actions concrètes pour y remédier, plutôt que de se limiter à des excuses
symboliques ou des injonctions au pardon.
Application Pratique
Espaces de parole sans hiérarchisation des émotions
Lieux où toutes les émotions sont accueillies sans être classées en fonction de leur
supposée légitimité ou respectabilité.
Transformation collective
Processus par lequel la CR ne repose pas uniquement sur des changements individuels,
mais implique des dynamiques de groupe et des structures collectives pour un changement
social durable.