Introduction : L’anarchisme, c’est l’ordre moins le pouvoir, c’est l’ordre libre de toute autorité
Affirmez que vous êtes anarchiste, on vous assimilera à un nihiliste, à un partisan d’une doctrine prônant le désordre et le chaos voire à un terroriste. Historiquement, la formulation explicite et conséquente de l’anarchisme n’advient d’ailleurs qu’avec la Révolution française (1789-1799) et particulièrement pendant la période de la « Terreur », où le terme « anarchiste » était déjà synonyme de criminel et de perturbateur aussi asocial que marginal.
Au 21ème siècle, les dictionnaires véhiculent encore ce même préjugé sur l’anarchisme.
Définitions de l’anarchisme dans les dictionnaires | |
Le Robert | « Absence de gouvernement ; confusion ou désordre qui en résulte » |
Le Littré |
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Le Larousse |
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Certes, étymologiquement, l’anarchisme se définit comme [an-] (privatif) [archos] (pouvoir, commandement ou autorité) ; donc, littéralement, l’absence de la sacralité du pouvoir et de l’autorité hiérarchique [hieros (« sacré ») et arkhê (« pouvoir », ou « commandement »)].
Cependant, pour considérer cette absence d’autorité comme un synonyme de désordre, il faut admettre qu’aucun autre ordre n’est possible, que l’ordre imposé par une autorité hiérarchique.
Or, pour les anarchistes depuis Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), l’ordre naît de la liberté, qui est « la mère de l’ordre et non sa fille ». Ainsi, le « désordre » anarchiste n’est que « l’ordre moins le pouvoir » selon le beau mot du chanteur Léo Ferré (1916-1993). D’autres ordres fondés sur la liberté et non l’autorité sont possibles, voilà, ce qu’affirme d’abord l’anarchisme.
Ainsi, nous le verrons, ce contresens, qui résulte de décennies de confusion savamment entretenue autour de l’idée d’anarchisme, entre anarchisme et désordre politique et scientifique est tout ce qu’il y a de plus faux.
Mais qu’est-ce donc que l’anarchisme, s’il n’est rien de tout cela ?
Naissance de l’anarchisme : L’ambivalence de l’anti-autoritarisme
En 1840, au sommet de la Révolution Industrielle (1750s-1850s), le mot « anarchisme » lui-même apparaît pour la 1ère fois chez Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) dans son premier mémoire sur la propriété : Qu’est-ce que la propriété ?, où il opère un véritable renversement sémantique en affirmant que « la société cherche l’ordre dans l’anarchie ».
En avril 1850, le Français Anselme Bellegarrigue va par ailleurs lancer un des premiers journaux ouvertement anarchistes dont le titre est L’anarchie : journal de l’ordre.
Toutefois, le mot « anarchisme » va garder son sens premier de désordre chez Proudhon comme chez d’autres anarchistes, ce qui contribue à cultiver l’ambivalence du terme. Pourtant, ce double usage n’est pas anodin, il qualifie à la fois l’anarchie « négative », synonyme de chaos, mais aussi l’anarchie « positive » qui désigne la possibilité de transformer le négatif en positif afin de changer le désordre en ordre, sans en éliminer totalement l’entropie, pour garantir que cet ordre ne constitue pas un système fermé.
En effet, inlassablement, les anarchistes soutiennent que l’anarchisme est une théorie politique fondée sur l’anti-autoritarisme, càd le refus conscient et raisonné de toute forme illégitime de pouvoir autoritaire qui pourrait verrouiller l’émancipation individuelle et collective.
On pourrait aisément multiplier les citations :
Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) |
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Sébastien Faure (1858-1942) |
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Comme le disent encore les vétéranes anarchistes de la Guerre d’Espagne, est anarchiste celui qui n’aime ni recevoir ni donner des ordres. Cet idéal est évidement impardonnable et inadmissible pour tout pouvoir autoritaire, c’est pourquoi on ne l’a ni pardonné ni admis.
Mais dès lors, qu’est-ce qui constitue un pouvoir et/ou une autorité légitime ou illégitime ?
Certes, il y a des pouvoirs et des formes d’autorité qui passent le test de légitimité des anarchistes. C’est le sens de la boutade du chanteur Georges Brassens (1921-1981) : « Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté ! »
Quels sont donc ces pouvoirs et ces formes d’autorité légitimes ? Pourquoi le sont-ils ?
Pour les anarchistes, il n’y a pas de réponse simple ou définitive à ces questions, d’autant moins que l’anarchisme soutient que les avancées de l’ordre fondé sur la liberté, conduisent à rétrécir le champ des formes d’autorité légitimes et conduit donc à refuser d’accorder aujourd’hui une légitimité à ce qui était hier encore perçu comme justifiable.
Finalement, lorsqu’il tire les conséquences de cet anti-autoritarisme, l’anarchisme oscille entre un amour aussi passionné que partagé de la liberté et de l’égalité et une conviction – ou plutôt un espoir – que des relations égalitaires librement consenties sont les plus conformes à notre nature. Ici, on ne parle pas de « nature humaine » comme une essence indépassable, mais au contraire, au sens de Pierre Kropotkine (1842-1921), comme un modèle de société idéal vers lequel se diriger, car il serait le plus adéquat pour assurer une organisation harmonieuse de la société et satisfaire ce qu’il appelait « l’infinie variété des besoins et des aspirations d’un être civilisé », qui ne sont pas déterminés par une société moderne, mais qui remontent bien aux débuts de l’histoire de l’humanité.
L’anarchisme : Une forme d’ordre sans État très ancienne
En effet, Kropotkine comme pour d’autres anarchistes, soutiennent – un peu hasardeusement peut-être – que des traditions collectivistes et anti-autoritaires de l’anarchisme, parfois qualifiées de communisme primitif, sont repérables avec constance, chez des auteurs et des mouvements sociaux et politiques très éloignés de nous, à la fois dans le temps et dans l’espace. Par conséquent, l’anarchisme serait une constante de l’histoire humaine précisément parce qu’elle met en jeu des données fondamentales et essentielles à notre « nature humaine », ce qui implique que la théorie s’inscrit dans la continuité d’une forme d’ordre pratique ancestral qui précède largement l’ordre autoritaire.
Parmi ces ordres sans autorité, on retrouverait les sociétés sans État que décrit l’anthropologie contemporaine (Lévi-Strauss, 1962) (Moscovici, 1972) (Clastres, 1974) (Descola, 2005), ainsi que les communautés judaïques autonomes des Esséniens, ascètes, volontairement pauvres, qui pratiquent l’immersion quotidienne et l’abstinence des plaisirs du monde – et des Anabaptistes surtout représentés par la communauté protestante des Amish (Jourdain, 2023) ; ou encore dans un socialisme islamique et libertaire promu par des penseurs comme ‘Alî Sharî’atî, Hakim Bey, Abdennour Prado et Leda Rafanelli (Abdou, 2022).
De même, des personnalités aussi diverses que Lao-Tseu (6ème siècle avant EC), Zénon (5ème siècle avant EC), Spartacus (1er siècle avant EC), Thomas Münzer (1489-1525), François Rabelais (1494-1553), Étienne de La Boétie (1530-1563), Gerard Winstanley (1609-1676), Jonathan Swift (1667-1745) ou Denis Diderot (1713-1784) figurent au nombre des précurseurs que les anarchistes reconnaissent le plus volontiers. Par exemple, Diogène (-413 – -323), philosophe cynique de l’Antiquité grecque, porteur d’un idéal de fraternité et de rationalisme, habitant dans son tonneau et répondant au puissant conquérant Alexandre Le Grand qui lui offrait tout ce qu’il pouvait désirer déclare : « Ôte-toi de mon soleil » ; apparaît bien comme un lointain semblable à plus d’un anarchiste.
L’anarchisme : Un courant de pensée récent né au 19ème siècle
Cependant, l’essentiel de l’élaboration conceptuelle de l’anarchisme a eu lieu au XIXème siècle, qui s’affirme pratiquement dans le climat passionnel de la révolte, dirigé contre toutes les formes illégitimes d’autorité – « Ni Dieu ni maître ! » – surtout contre l’État-nation moderne, tenu pour une forme particulièrement puissante et néfaste d’autorité illégitime au service tant du capitalisme bourgeois que des élites traditionnelles.
En particulier, 3 grands théoriciens représentent ses principaux courants :
Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) se revendique anarchiste dès son 1er mémoire de 1840 : Qu’est-ce que la propriété ?, et développe une critique triptyque de la religion, de l’État et de la propriété dont l’homme doit s’émanciper, et s’efforce de résoudre le problème économique par une critique systématique du capitalisme et du communisme : « Entre la propriété et la communauté, je construirai un monde ». Proudhon montre que la « propriété c’est le vol » lorsqu’elle n’est pas issue du travail, mais que la possession individuelle reste nécessaire pour émanciper les travailleurs. D’autre part, les citoyens doivent pouvoir s’auto-administrer au sein d’un fédéralisme politique et économique où les décisions sont prises sous forme de démocratie directe, de bas en haut.
Mikhaïl Bakounine (1814-1876), donne à l’anarchisme sa véritable dimension révolutionnaire et insurrectionnelle, alors que Proudhon pouvait être considéré comme modéré dans les moyens de passer à une société sans État. Bakounine affirme que le prolétariat ne saurait prendre exemple sur l’ancienne classe exploiteuse, contrairement à Marx qui érigeait la Révolution française en modèle à suivre. Son mode d’organisation et d’action doit déjà porter en germe la société future, égalitaire et libertaire. « La liberté ne peut être créée que par la liberté », par l’instauration d’un collectivisme qui rejette tout gouvernement, qu’il soit scientifique ou qu’il se réclame du prolétariat.
Pierre Kropotkine (1842-1921), quant à lui, va forger l’idée et le terme d’anarcho-communisme en 1880. Les collectivistes, dans la lignée des théories de Bakounine et de Proudhon, pensent que chacun doit être rémunéré selon son travail, ce qui suppose pour l’ouvrier de se réapproprier entièrement la valeur de son produit. Cependant, pour Kropotkine, puisque le travail ne peut être mesuré, il faut en priorité s’assurer que chacun puisse consommer selon ses besoins. Cela suppose entre autres une grande capacité de production, l’élaboration d’études statistiques et la mise en place de systèmes de péréquation complexes, par exemple pour qu’une commune riche puisse donner à une commune plus pauvre ce qui excède ses besoins. Afin de théoriser son communalisme anarchiste, unité de base du fédéralisme anarchiste, Kropotkine se réfère à de nombreuses expériences du passé montrant la capacité de l’homme à être autonome. Il puise son modèle notamment des guildes et communes du Moyen Âge qui ont su préserver leurs libertés face aux Empires et aux États naissants. Les communes constituent selon lui un modèle révolutionnaire à partir duquel on peut penser l’institution de base d’un fédéralisme libertaire.
Néanmoins, si ces courants se distinguent sur des questions socio-économiques relatives à la répartition de la propriété et des revenus, en revanche, sur les questions socio-politiques, ils se réunissent tous sous la bannière d’un anarchisme « social » qui se différencie d’un anarchisme « individualiste » dont Stirner (1806-1856) est l’incontournable représentant.
Symboles de l’anarchisme
Partant de là, plusieurs auteurs, plusieurs traditions et bien des événements ponctuent l’histoire de l’anarchisme. Le drapeau noir et le « A » cerclé sont aujourd’hui deux symboles universellement connus de l’anarchisme. Mais leur origine demeure nébuleuse.
Le drapeau noir
Une des premières apparitions du drapeau noir semble remonter à la Commune de Paris (1871), lorsque Louise Michel le brandit à la tête d’une manifestation. Dès la décennie 1880, plusieurs organisations anarchistes ont adopté ce symbole dans l’intitulé de leur journal (Le Drapeau Noir, 1881) ou de leur organisation (Black Flag International, 1882).
Ensuite, le drapeau noir on agitera régulièrement dans les grandes manifestations de l’histoire du mouvement anarchiste : à la grève des usines McCormick à Chicago le 1er Mai 1886 qui servira de référence à la IIème Internationale pour établir la fête des travailleurs, par les makhnovistes de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne aussi appelée Makhnovchtchina, qui se battent sous cette bannière en Ukraine (1918-1921) ; et lors des funérailles de Pierre Kropotkine (1842-1921) auxquelles participent des milliers d’anarchistes le 13 février 1921, date qui marque la fin de l’anarchisme dans la Russie soviétique.
On a attribué diverses significations au drapeau noir. Symbole de la faim, de la misère ou de la révolte des ouvriers pour les uns, symbole du sang (séché) que versera la « propagande par le fait » pour d’autres, le drapeau noir peut aussi avoir été un rappel de la piraterie, de ces rebelles sans patrie qui annonçaient par leur drapeau qu’ils étaient déterminés à en découdre jusqu’à la mort avec leurs ennemis, même s’il faut noter que les anarchistes utilisent aussi un drapeau rouge et noir, en référence à l’anarcho-communisme.
Après avoir rappelé ces diverses significations possibles, Howard Ehrlich (1932-2015) y voit un symbole de négation, de colère, d’outrage, de beauté et d’espoir que les anarchistes sont fiers de porter bien qu’ils s’en désolent, attendant le jour où ce symbole sera devenu inutile. Mais on peut aussi y lire la négation de toutes les couleurs de tous les autres drapeaux…
Le « A » cerclé
Bien plus récent dans l’histoire de l’anarchisme, le sigle du « A » cerclé est bien plus récent, issu d’une histoire compliquée, mais typiquement anarchiste, sans lieu central ni personnalités tirant de bénéfices, symbolique ou financier, de cette invention.
Le « A » cerclé, initié par Tomás Ibañes et réalisé par René Darras apparaît d’abord sur la couverture du bulletin du groupe des Jeunes libertaires (JL) de Paris en Avril 1964. Ce symbole, est utilisé pour sa simplicité de réalisation et sa ressemblance avec le sigle antimilitariste largement répandu du Campaign for Nuclear Disarmament (CND), Mais cette 1ère proposition a peu d’écho, car les groupes des JL sont mis en sommeil jusqu’à mai 1968.
« Deux motivations principales nous ont guidés : faciliter […] les activités pratiques d’inscriptions et affichages [1], assurer une présence plus large du mouvement anarchiste aux yeux des gens [2], par un caractère commun à toutes les expressions de l’anarchisme dans ses manifestations publiques. Plus précisément, il s’agissait […] de trouver un moyen pratique de réduire au minimum le temps d’inscription en nous évitant d’apposer une signature trop longue sous nos slogans ; […] de choisir un sigle suffisamment général pour pouvoir être adopté, utilisé par tous les anarchistes. Le sigle adopté nous a paru répondre le mieux à ces critères. En l’associant constamment au mot anarchiste, il finira, par un automatisme mental bien connu, par évoquer tout seul l’idée de l’anarchisme dans l’esprit des gens. »
Le symbole du « A » cerclé va être repris et utilisé à partir de 1966 par la Gioventù libertaria de Milan, en contact avec les jeunes libertaires parisiens. Ainsi, ce fut à Milan que le sigle sert d’abord de signature aux tracts et aux affiches des jeunes anarchistes avant de gagner toute l’Italie puis le monde entier. En France, son usage ne réapparaît qu’au début de la décennie 1970 avant de se généraliser rapidement (Amadeo & Enckell, 2009).
Conclusion
Malgré la multiplicité des théories qui s’en réclament, l’anarchisme repose sur 3 principes communs, à penser à chaque fois dans leur double acceptation : négative et positive.
- Le rejet de l’autorité coercitive, surtout incarnée par l’État ou le gouvernement (principe négatif), appelle à la libre association ou fédération d’individus ou de groupes entre eux (principe positif).
- Le rejet du capitalisme et de l’exploitation (principe négatif) appelle à l’abolition des classes sociales par la réorganisation de la production (principe positif).
- Le rejet de l’aliénation (principe négatif) conduit au développement de l’esprit critique et anti-dogmatique, premier pas pour briser la servitude volontaire (principe positif).
Ainsi, en théorie, la liberté ne peut se séparer de l’égalité et se soutiennent mutuellement. La liberté sans égalité est libérale, et justifie l’exploitation d’un individu par un autre. L’égalité sans liberté est autoritaire, et implique la domination d’un groupe sur un autre, comme le montre les « dérives » du « marxisme orthodoxe » et du « socialisme scientifique » à la tête des États. En cela l’anarchisme est un dépassement à la fois du libéralisme et du marxisme.
Cependant, les anarchistes n’ont jamais séparé la théorie de la pratique, qui s’influencent réciproquement. Leurs pratiques sont protéiformes, mais surtout marquées par 2 formes d’organisation : l’anarcho-syndicalisme, càd l’organisation des travailleurs par les bourses de travail ou les syndicats – plutôt défendu par Proudhon mais aussi Bakounine – et le communalisme anarchiste, càd l’organisation politique de communes autogérées par l’action directe (dont le terrorisme n’est qu’une modalité exceptionnelle et souvent condamnée) – plutôt défendu par Kropotkine mais aussi Bakounine. En particulier, le bouillonnement révolutionnaire en l’Europe entre les décennies 1840 et 1910 marque l’âge d’or de l’anarchisme, et fut l’occasion pour de démontrer le bien fondé de ses théories, à défaut de pouvoir les mettre durablement en pratique.
Dans la décennie 2020, au regard des crises mondiales : crise du capitalisme, crise de la représentation, crise de l’environnement, etc. l’anarchisme est d’une brûlante actualité. Si l’anarchisme naît d’une négation radicale de ce qui diminue la liberté ou asservit l’humain, il est aussi porteur d’un projet d’avenir commun positif fondé sur l’égalité, la liberté et l’autonomie. Ainsi, tous les courants de l’anarchisme se retrouvent unis dans les combats contre tous les autoritarismes (colonialisme, capitalisme, fascisme, …) menés de concert avec des pratiques qui construisent la société future (syndicalisme, écoles, fédéralisme, communes libres…).
Éclipsé un temps par l’hégémonie marxiste, de la Révolution Russe de 1917, à l’effondrement de l’URSS en 1991), le mouvement et le projet libertaire de l’anarchisme renaît depuis comme le meilleur adversaire du néolibéralisme autoritaire.
En effet, l’anarchisme ouvre toujours de nouvelles perspectives d’émancipation de dimension internationale, qui restent marquées par des expériences passées toujours vivantes au travers d’actions diverses aux échelles locales et aux modalités radicales.
Ainsi, des mouvements altermondialistes aux expériences révolutionnaires au Chiapas ou au Rojava, en passant par les hackers ou les communs, l’anarchisme exerce une influence politique, consciente ou inconsciente, qu’il faut désormais de prendre en compte pour saisir les dynamiques géopolitiques, aussi bien globales que locales, en un mot : « glocales ».
Pour aller plus loin : L’Anarchisme épistémologique
Dans un livre célèbre, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), le philosophe des sciences d’origine autrichienne Paul Feyerabend (1924-1994) défendait « l’anarchisme épistémologique » comme une théorie anarchiste de la connaissance fondée sur une explication politico-scientifique de l’évolution des sciences.
En premier lieu, il défend une histoire des sciences selon laquelle la « Science » progresse essentiellement grâce à des phases de désordres, d’anarchie et non sur les bases d’une progression méthodique et ordonnée, ce qui implique que la Science n’est qu’une voie d’accès à la connaissance parmi d’autres, comme ont pu l’être les religions ou toute autre tradition comme le totémisme et l’astrologie à d’autres moments de l’histoire. En second lieu, il propose une philosophie politique qui s’inscrit dans le cadre de la pensée anarchiste, et qui, en suivant un principe minimaliste : « anything goes » (« tout est bon »), assigne à la pensée un espace de liberté qui se veut le plus vaste possible, ce qui implique qu’il n’existe ni méthode ni règles absolues pour chercher et vérifier la vérité et que la validité d’un savoir vient de sa capacité d’action pour transformer la réalité social-historique (Feyerabend, 1988).
Mais pour le pédagogue anarchiste Norman Baillargeon (2008), cet « anarchisme épistémologique » relativiste et irrationaliste tant sur le plan scientifique que politique, même si elle est promue par la culture savante et le monde universitaire avec les meilleures intentions du monde, contribue malheureusement à opposer l’anarchisme au rationalisme qui l’a pourtant toujours animé, en particulier, notamment contre le despotisme politique de la religion et de la tradition, comme le défendent Mikhaïl Bakounine dans Dieu et l’État (Bakounine, 1882) et Pierre Kropotkine dans La Morale anarchiste (Kropotkine, 1889).
Toutefois, on pourrait aussi contester l’approche naturaliste et rationaliste abstraite des penseurs anarchistes de l’époque, qui est souvent reprise par des penseurs modernes se revendiquant libertaires alors qu’ils sont en réalité plutôt conservateurs, comme Marcel Gauchet dans son ouvrage Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion (Gauchet, 1985), qui tend à négliger le caractère protéiforme du fait religieux qui ne saurait se limiter à une institution politique plus ou moins autoritaire, d’autant plus lorsqu’il s’efforce de faire l’apologie d’une Église chrétienne comme institution religieuse plus rationaliste que les autres monothéismes, et encore davantage que les religions polythéistes à partir d’arguments qui ne servent qu’à afficher la supériorité intellectuelle de l’Occident.
Tout d’abord, le rôle de la doctrine sociale religieuse n’a pas été sans influence sur la pensée socialiste et communiste, ce que démontrer Jean-Jaurès dans sa thèse sur Les origines du socialisme allemand (Jaurès, 1927) en montrant l’influence de la pensée de Luther et donc du protestantisme sur la pensée révolutionnaire et socialiste de Marx. De plus, la pensée wébérienne (Weber, 1904) et anthropologique (Lévi-Strauss, 1962) que Gauchet mobilise lui-même, montre au contraire la fertilité des systèmes de pensée fondés sur les mythes et les arts et non pas la seule raison calculatoire, ce que Feyerabend n’hésite pas à avancer lui-même dans son dernier ouvrage, Philosophie de la nature, où il soutient que le passage du Mythos au Logos confronte deux représentations incommensurables du monde, dualité d’où ont jailli bon nombre des valeurs, des idées et des normes constitutives de la culture occidentale abusivement appelées Science ou Raison (Feyerabend, 2014).
Bibliographie
Abdou, M. (2022). Islam and anarchism : Relationships and resonances. Pluto Press.
Amadeo, B., & Enckell, M. (2009). A cerclé, histoire véridique d’un symbole (J.-L. Defromont, Trad.). Éd. Alternatives.
Baillargeon, N. (avec Jacquier, C.). (2008). L’ordre moins le pouvoir : Histoire & actualité de l’anarchisme (4e éd. revue & augmentée). Agone.
Bakounine, M. (1882). Dieu et L’État.
Clastres, P. (1974). La société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique. Éd. de Minuit.
Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture (2015e éd.). Gallimard.
Feyerabend, P. (1988). Contre la méthode : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (B. Jurdant & A. Schlumberger, Trad.; éd française. 1ed anglaise en 1975). Éditions Points.
Feyerabend, P. (1996). Adieu la raison (éd française. 1éd anglaise en 1987). Éditions Points.
Feyerabend, P. (avec Dumont, M., & Lochmann, A.). (2014). Philosophie de la nature. Éd. du Seuil.
Gauchet, M. (1985). Le désenchantement du monde : Une histoire politique de la religion (2014e éd.). Gallimard.
Jourdain, É. (2023). Géopolitique de l’anarchisme. Vers un nouveau moment libertaire. Le Cavalier Bleu; Cairn.info. https://doi.org/10.3917/lcb.jourd.2023.01
Kropotkine, P. (1889). La Morale anarchiste.
Lévi-Strauss, C. (1962). La pensée sauvage (2010e éd.). Presses Pocket.
Moscovici, S. (1972). La société contre nature. Union générale d’éditions Paris.
Proudhon, P. J. (1840). Qu’est-ce que la propriété ?
Weber, M. (1904). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme précédé de Remarque préliminaire au recueil d’études de sociologie de la religion, I et suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme (I. Kalinowski, Trad.; 4e éd., 2017, revue et mise à jour). Flammarion.