Voyage à travers l’espace-temps de la stratégie

Comment notre perception du temps et notre croyance en notre capacité à contrôler le temps influence la stratégie de long terme ?

Qu’est-ce que la stratégie, si ce n’est la prévoyance des événements, et l’ordonnancement des actes qui permettent cette prévoyance ? Autrement dit, qu’est-ce que la stratégie si ce n’est l’art de composer avec le temps ?

Établir son rapport au temps n’est pas une décision stratégique comme les autres. Certes, il s’agit d’un espace stratégique dans lequel chaque firme doit être capable de se positionner ; en revanche, cet espace est complètement intangible car il relève exclusivement du domaine de l’esprit et de la psyché.

En effet, le temps stratégique repose la plupart du temps sur un choix d’architecture mentale inconscient. En l’absence d’une communication stratégique claire et volontaire, les gens penseront et agiront guidés par des « voix subliminales » (les normes, les informations, le langage, le contexte social, les causalités, …).

Cette évidence peut être établie du fait que le rapport au temps, et notamment le temps long, est constitutif de la raison d’être de la stratégie. Comme l’objet de la stratégie est précisément de prendre de la hauteur sur les événements passés et présents pour pouvoir agir sur le long terme, alors le futur est le temps principal de la stratégie.

Or, cela signifie que la stratégie dépend toujours d’une capacité de projection mentale, de prospective des choses qui ne sont pas encore advenues, ou qui vont advenir, et donc que la stratégie ne peut s’établir que par les ressources intangibles de l’imagination. Par conséquent, la conquête du temps comme espace stratégique ne peut se faire que par le langage, la communication et la réflexion, et par nul autre moyen.

La perception du temps

Comme nous venons de le voir, le vocabulaire est crucial lorsqu’il s’agit de parler du futur, car de cette conception du futur déterminera l’esprit de toutes les décisions stratégiques à venir. Ainsi, la dimension spatio-temporelle de la stratégie tient en cela que temps stratégique et positionnement stratégique sont intimement liés. Or, on peut notamment distinguer 2 représentations mentales du temps :

(a) Time-moving perception (TM) : Le temps s’écoule de façon indépendante, par conséquence le futur vient à nous (Exemple : La fin de l’année financière approche).
Son rapport au temps est passif car subi.

(b) Ego-moving perception (EM) : Nous traversons le temps, par conséquent nous nous dirigeons vers le futur (Exemple : Nous nous rapprochons de la fin de l’année financière).
Son rapport au temps est actif car souhaité.

De façon plus détaillée, on peut, pour nos 2 représentations, visualiser le rapport au futur et ses conséquences stratégiques :

Time-moving

Ego-moving

Le futur est vécu comme :

Une échéance subie

Un horizon à atteindre

État d’esprit de développement face au temps:

Fatalisme et prudence

Optimisme et prise de risque

A première vue, on pourrait penser qu’une entreprise à tout intérêt à être « Ego-moving » afin de se libérer de l’emprise du temps. Cependant il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit que de représentations, et que par conséquent elles n’ont pas le pouvoir de transformer la réalité, si ce n’est celle des décisions stratégiques de l’entreprise en conformité avec ses croyances.

En effet, il y a de nombreux avantages à être « Time-moving » :

Par exemple, les « TM » ont un sens beaucoup pragmatique et puissant de ce que sont les échéances temporelles, et notamment les « deadlines », car le futur est pour eux une violence qui s’impose à eux. Cela amène les « TM » à être plus ponctuels et consciencieux, et de façon générale à moins procrastiner que les « EM ». Très concrètement, ils seront beaucoup plus à même de faire les tâches pénibles et à prendre des décisions difficiles immédiates, là où les « EM » auront tendance à les remettre à plus tard, et donc à prendre du retard.

Mais il y a aussi des avantages à être « Ego-moving » :

Par exemple, même si les « EM » sont généralement moins prévoyant, et donc moins organisés temporellement, en revanche ils peuvent avoir un avantage déterminant sur les « TM » : ils n’ont pas peur du futur, car ils ne pensent pas que l’avenir va s’abattre sur eux comme une tempête, car c’est eux qui viennent à lui.

Pour autant, alors que nous avons défini la stratégie comme étant la prévoyance des événements, faut-il en déduire que la « TM » serait une représentation temporelle plus fiable et plus efficiente pour n’importe quelle stratège/stratégie que la « EM » ? Va-t-on refaire le duel entre le « rationnel » et le « superstitieux », entre la « raison » et la « croyance » ? Ce serait sous-estimer le pouvoir de l’imagination des hommes sur le cours des événements.

De toute façon, qualifier les « TM » de réalistes et les « EM » d’idéalistes serait en réalité abusif, car l’une comme l’autre sont des représentations du temps, et à ce titre restent des croyances, sur ce que doit être la stratégie vis-à-vis du temps.

A ce titre, une opposition entre des « TM » pessimistes et des « EM » optimistes est beaucoup plus pertinente pour montrer que chaque état d’esprit peut être le bon SI il correspond à la réalité.

Ainsi, à tort ou à raison, les « TM » ont plutôt PEUR de l’avenir (car ils ne pensent pas pouvoir le contrôler), et les « EM » ont plutôt FOI en l’avenir (car ils pensent pouvoir le contrôler) :

 

Time-moving

Ego-moving

Si l’avenir est dangereux

Les « TM » ont RAISON d’avoir peur ce qui leur permet d’être prudent

Les « EM » ont TORT d’être trop confiants, ce qui les amènent à être imprudents

Si l’avenir est prometteur

Les « TM » ont TORT d’avoir trop peur car cela les aveugle et les empêche de sortir de leur zone de confort

Les « EM » ont RAISON d’être confiants, ce qui leur permet de prendre des initiatives hors de leur zone de confort

Croyance dans notre capacité à maîtriser les événements (= Control Belief)

On peut constater que l’origine des représentations du temps (Time-moving & Ego-moving) est fondamentalement liée à la croyance ou non de pouvoir contrôler directement les événements ou non.

En effet, le management DOIT pouvoir agir sur le cours des événements pour mener une stratégie de long-terme orientée vers le futur. Cependant, selon la représentation du temps à laquelle on adhère, le siège du pouvoir (= locus control) sera différent :

 

Time-moving

Ego-moving

Le siège du pouvoir est :

EXTERNE

INTERNE

Les résultats (négatifs ou positifs) d’une stratégie dépendent avant tout de :

Facteurs externes (l’environnement concurrentiel, le marché, les chocs économiques, …)

Facteurs internes (son management, ses ressources, ses idées, …)

Pour agir sur le cours des événements, ils pensent devoir :

S’adapter au futurChanger le futur

Ils se perçoivent donc comme des :

Suiveurs stratégiques / Suiveurs de tendance Leaders stratégiques / Créateurs de tendances


Note importante: Il n’y a pas forcément de lien entre les croyances (perception du temps, « control belief », …) et les actions stratégiques menées, d’abord parce qu’il y a de multiples acteurs qui contribuent à la stratégie d’entreprise qui peuvent avoir des croyances différentes (bien qu’il y ait généralement convergence avec la vision du top-management), mais aussi parce que l’on est toujours « TM » et « EM » à la fois : d’un point de vue opérationnel en fonction des projets/départements/produits/…, mais aussi notamment d’un point de vue temporel, car les mentalités sont toujours amenées à évoluer, ou au contraire à se renforcer. Enfin, ces représentations sont souvent contradictoires et/ou mouvantes, car elles sont souvent inconscientes et donc au moins partiellement irrationnelles.

Ainsi, alors que cela paraît contradictoire, il est tout à fait possible d’être « TM » et d’avoir un « control belief » fort, et inversement, être « EM » et avoir un « control belief » faible.

Conclusion et Préconisations stratégiques :

Cet article porte plus sur comment créer une vision stratégique de long terme, plutôt que de dire que la stratégie ne serait que du long terme. En effet, notre perception du temps, combiné à notre « control belief » va décourager ou encourager la stratégie de long terme.

Typologie des communications stratégiques :

TM and Strong Control Belief :

La meilleure pour mener une stratégie de long terme.
Une telle attitude permet à la fois de rester lucide sur les contraintes temporelles qui s’imposent à nous, tout en ayant confiance en nos capacités à nous y adapter, voire à transformer le futur.

EM and Strong Control Belief :

La plus courante en entreprise.
Paradoxalement, une telle attitude va amener à se focaliser sur le présent, car on cherche toujours à être au plus proche du futur, et à exercer un contrôle fort et immédiat dessus (cela expliquant la culture du surtravail et de l’innovation devenu quasiment une norme dans la culture d’entreprise des grands groupes)

EM and Weak Control Belief :

La pire attitude possible.
Dans cette situation non seulement l’entreprise est plutôt présentiste, mais en plus elle considère avoir une marge de manœuvre très faible pour changer le futur. Elle irait donc vers le futur à contrecœur, et considérerait aller droit à la catastrophe … Cette mentalité peut survenir quand l’entreprise subit une grave crise et/ou est au bord de la faillite.

Enfin, plus généralement, en partant du principe que l’on connait parfaitement son entreprise (présente et future), voici les attitudes qu’il faudrait privilégier :

Present situation

Strengths

Strong “Control Belief”

Weaknesses

Weak “Control Belief”

Future situation

Opportunities
“Ego-Moving” perception

Threats
“Time-Moving” perception

Modèle SWOT appliqué à la communication stratégique spatio-temporelle

Annexe : Qu’est-ce qu’un « investissement de long-terme » ?

Concernant les décisions financières, une étude en psychologie d’entreprise a démontré que les entreprises « Ego-moving » ont une très forte préférence pour le présent, de telle sorte que, en moyenne, ils préféreront recevoir 1000€ aujourd’hui que 200 000€ (soit 200 fois plus !) dans 20 ans. Les entreprises « Time-moving » sont beaucoup plus prudentes, ainsi préféreront-elles, en moyenne, recevoir 1000€ aujourd’hui plutôt que 45 000€ dans 20 ans (soit seulement 45 fois plus).

Ainsi, pour les « EM », le long-terme, c’est investir « ici et maintenant », car la rentabilité espérée est très forte. Pour les TM, le long-terme c’est investir « au bon moment », à savoir le moment où la rentabilité est assurée.
Les « EM » aiment donc le risque, les « TM » beaucoup moins (chacun pouvant avoir raison ou tort en fonction du contexte)

Extensions et limites :

Cet article porte sur les jugements, opinions et croyances des décideurs stratégiques, or, l’organisation stratégique d’une entreprise n’est pas expliquée uniquement par ses décideurs stratégiques désignés, mais bien par l’ensemble des membres de l’organisation. Cependant, ces collaborateurs ont leurs propres jugements, opinions et croyances, qui ont tendance à se rapprocher de ceux des décideurs stratégiques désignés, plutôt que le contraire (quand l’organisation stratégique est fonctionnelle).

La communication stratégique permet d’exprimer et de rendre concret des ressources intangibles (compétitivité, potentiel, réputation, temps, …)
EX : « Time is money »

Bien que cette allégation soit ardemment discutée, il est possible que les différentes langues nationales entraînent des différences de perception, selon les tournures de phrases, expressions, et façon de communiquer les plus employées, et notamment que la prédominance de la langue anglaise dans le business explique pourquoi cette discipline à tendance à être focalisée sur le court-terme (ce qui explique que la communication stratégique la plus commune soit l’élaboration d’un discours « ego-moving » MAIS, avec un « control belief » fort).

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