Ep 4 : Le service est bon, le bon service est meilleur : Questions de chance

Ted Benteley entre dans le bâtiment du Directoire pour y obtenir un poste de classe 8.8 ( = un poste de biochimiste). Presque naturellement, il commence à se comporter comme si tout allait bien se passer : il allait faire sa demande d’allégeance, et les bureaucrates qui allaient lui faire face l’accepteraient. Alors, il n’aurait plus qu’à prêter serment, et commencer sa nouvelle vie. Sa vie aurait alors enfin un sens.

Cependant rien ne se passa comme prévu, rien ne colle avec la scène qu’il avait imaginée, celle qu’il avait pré-vue.

Tout d’abord, la désinvolture avec laquelle il est accueilli : il semble arriver « in a middle on something », les deux « TP » (= télépathes) qui l’accueillent semblent préoccupés par quelque chose de bien plus important que son cas particulier (alors que lui-même était focalisé sur SA scène, sur SON cas). Alors qu’ils lui annoncent que le timing est particulièrement mal choisi, Ted Benteley s’emporte :

Je ne suis pas venu jusqu’ici pour me faire rembarrer, le coupa Benteley d’une voix rauque. « Où se trouve Verrick ? »

A partir de cette seule phrase, je souhaiterais ouvrir une parenthèse que nous explorerons davantage par la suite : Il est vrai que notre dépendance au hasard, soit en grande partie dû au manque de contrôle que nous avons sur nos existences, et nous aspirons tous à en obtenir davantage. Or le pouvoir, ou plus exactement, le siège du pouvoir, ici représenté par Verrick, s’incarne comme étant le siège du contrôle, et dans ce monde plus que dans aucun autre, le siège du contrôle du hasard, puisque le Meneur de Jeu est littéralement le gagnant du grand jeu (de la vie) qu’est le jeu de la bouteille. Ainsi, derrière la volonté de « parler au chef », se trouve l’espoir de se rapprocher du pouvoir, et ainsi de pouvoir exercer ou faire exercer plus de contrôle sur notre existence. De plus, il est bon de décrire la potentielle imprévisibilité du meneur ( = leader)*, de par le contrôle qu’il exerce sur l’existence d’autres individus. Pour ces individus, les décisions du meneur dont ils devront subir les conséquences, sont en soi des paramètres aléatoires qu’ils peuvent plus ou moins contrôler. Et peut-être qu’en se rapprochant de la source de pouvoir, ils espèrent pouvoir davantage l’influencer, surtout si celle-ci est, tout comme eux, un être humain.

* Voir Pouvoir et organisation de Michel Crozier pour plus d’arguments à ce sujet

Le second élément qui vient déstabiliser la scène pré-vue de Benteley, au point d’ébranler sa détermination, est le double visage du Directoire auquel il fait face, représentés par les TP Peter Wakeman et Eleanor Stevens.

Peter Wakeman est un authentique bureaucrate qui représente parfaitement ce que veux dire l’expression « les ministres passent, les fonctionnaires restent ». Peu lui importe les oscillations de la bouteille tant qu’il peut servir le « Corps », qui incarne la fonction d’État. Tout en lui appuie son rigorisme et son inflexibilité. Il est le vieil homme aux lunettes d’acier et à la moustache parfaitement entretenue, qui en appelle au bon sens et surtout à la LOI en toutes circonstances, celui qui reste impassible face aux grands bouleversements politiques, celui qui fait son devoir et rien que son devoir chaque jour, celui qui ne s’accorde aucune autre extravagance qu’un flacon de scotch après son service. Son langage est fonctionnel, sans fioriture, son jugement est froid et impersonnel.

Eleanor Stevens, elle, est beaucoup plus flexible, et même frivole voire vicieuse parfois. Tout dans sa gestuelle et dans son attitude indique sa plus grande liberté, sa plus grande légèreté aussi : elle est jeune, ses yeux verts sont pétillants, elle bouge dans tous les sens alors que Peter reste presque immobile, elle est aussi extravagante qu’il est réservé. Eleanor nous paraît aussi bien plus humaine que Peter : elle est beaucoup plus émotive, plus souriante, plus apeurée, plus sensuelle, en bref, plus vivante, elle est tout le contraire de l’indifférence. Elle est révoltée également, avec elle, au diable les lois, au diable le protocole, au diable le « Corps » si l’état du monde ne lui convient plus. D’ailleurs, conventionnelle, elle ne l’est pas le moins du monde, elle arbore fièrement une semi-nudité provocatrice, elle fume, elle parle fort, elle dit ce qu’elle pense, tout en elle est exubérance, voire anticonformisme, c’est sa façon à elle de vivre pleinement.

D’ailleurs, là où Peter a tout de l’agent public, Eleanor, elle, a tout de l’agent privé, elle importune, elle interpelle, elle ment, elle charme, elle négocie, bref, elle fait bien comme elle a envie de faire. Son langage même est différent, elle fait dans le secret et le sous-entendu, et se comporte comme si tout s’achète et tout se vend. Elle va où le vent le porte, alors que Peter ne va nulle part, car peu importe, il sait toujours où est sa place.

Cette distinction public/privé se retrouve aussi dans leur conception de leur l’allégeance à leur métier, au service du Corps.

Peter est le « service bon », il essaie de faire ce qu’on lui demande de faire quoi qu’il lui en coûte, car il sait que le service est bon, en un mot, il essaie de « bien faire ».

Eleanor, à l’inverse, est le « bon service », car il lui importe plus de « faire bien » que de bien faire son service / son devoir. Elle ne croit pas que le service soit bon, mais elle pense qu’il faille de bons (et loyaux) services.

Enfin, Peter loue la vertu d’un serment positionnel envers le Meneur de Jeu, car c’est la fonction de Meneur de Jeu et non la personnalité qui l’occupe qui est importante, alors que Eleanor est tout acquise à Verrick, et ne croit en l’importance de la fonction de Meneur de Jeu uniquement dans la mesure où c’est Verrick qui l’occupe. Il est à noter que Verrick occupe cette fonction depuis un temps exceptionnellement long, comparé à ses prédécesseurs, et qu’à ce titre, Verrick est le seul meneur de jeu qu’Eleanor aie connu depuis qu’elle est entrée en fonction au Corps.

Bien entendu, il ne s’agirait pas d’oublier le troisième visage du Directoire : celui que l’imagination de Ted Benteley a conçu. Il s’était imaginé un Directoire Juste (DJ) « au dessus de la mêlée », car ses membres occupaient « la plus haute fonction ». Il s’imaginait, à tort ou à raison, que le Directoire était épargné de la corruption et des conflits d’intérêts dans lesquels le système des Collines – auquel il n’avait échappé que par un heureux hasard – était profondément et irrévocablement embourbés. Il s’était imaginé, une fois entré au Directoire, qu’il serait en mesure de changer les choses car le Directoire cherchait à faire le bien. Il était le service bon, là où les Collines étaient les mauvais services ; que les Collines appellent honteusement « bons services » :

Les Collines sont corrompues. Le système entier tombe en morceaux. Tout va au plus offrant … et les enchères montent.

S’il tient les Collines en horreur, il lui fallait alors nécessairement tenir un alter-système en honneur. Et comme c’est au service privé des Collines qu’il fallait s’opposer, alors il chante les louanges du service public qu’assure le Directoire :

En théorie, les Collines sont des unités économiques séparées et indépendantes ; en réalité, elles trafiquent sur les frais, sur le coût des transports, les impôts, … Et s’il n’y avait que ça. Vous connaissez le slogan des Collines :

LE SERVICE EST BON, LE BON SERVICE EST MEILLEUR. Quelle plaisanterie !

Vous pensez vraiment que les Collines aient quelque chose à faire du service public ? Ce ne sont que des parasites.

Mais assez vite, trop vite peut-être, ce visage parfait, mais aussi parfaitement illusoire, du Directoire, s’efface à mesure que Ted observe le Directoire de l’intérieur. Alors qu’il s’attendait à rencontrer un Héraut en la figure du Meneur de Jeu, avatar du bien, il rencontre finalement un Hydre à deux têtes, deux mauvais regards qui n’en font qu’un : celui d’un Directoire qui n’est que l’ombre de l’Idéal qu’il devrait être.

Et cela d’autant plus que ces deux têtes ne sont pas tout contre lui et d’un seul bloc, mais bien au contraire deux têtes qui s’écharpent et s’entredévorent et qui lui mènent toutes les deux la vie dure.

Alors que ces deux visages sont diamétralement opposés, ils partagent tout les deux la même résignation à propos du monde idéal : Pour eux deux, le système des Collines et celui du Directoire sont un seul et même système (Ted Benteley en a d’ailleurs l’intuition, puisqu’il comprend que « le système entier tombe en morceaux »). L’un ne vaut rien, mais l’autre ne vaut guère mieux !

3 visages, 3 Questions de chance

Dans l’extrait ci-dessus, on peut voir clairement les 3 Questions de Chance, qui s’opposent et se complètent dans ce chapitre :

  1. Eleanor et Ted se partagent la question de Chance de l’individualité : Qu’est-ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, et que nous faisons ce que nous faisons ?
  2. Ted et Peter se partagent la question de Chance cosmologique : Qu’est-ce qui fait que le monde est tel qu’il est et comment se transforme-t-il ?
  3. Peter et Eleanor se partagent la question de Chance existentielle et morale : Quelles raisons d’être et à quoi bon vivre ?

Une fois que l’on a délimité ce cadre de pensée, il est aisé de constater que nos 3 personnages forment une sorte de « Trinité du Directoire », issue de 3 aspirations du Directoire en tant qu’institution, qui se complètent et s’opposent mutuellement.

Deux moments sont particulièrement édifiants pour illustrer ce clivage :

1. Lorsque Peter s’interpose entre Eleanor et Ted quand il s’aperçoit que Eleanor essaie de recruter Ted pour le compte de Verrick personnellement, et non pas au service du Directoire.

Ce faisant il intensifie la séparation entre l’agent privé et l’agent public. D’ailleurs, Ted Benteley partage la vision morale de Peter, cependant il ne partage pas sa vision du futur du monde : Alors que Peter est complètement désabusé (« il faut faire son devoir malgré tout »), Ted est beaucoup plus optimiste et cherche à intégrer le Directoire pour le changer de l’intérieur.

Ainsi Ted est partagé entre l’intégrisme de Peter, et l’espérance d’Eleanor. Concernant la « Question de chance », Ted pense qu’on peut agir dessus (comme Eleanor), mais en reconnait la force (comme Peter), c’est pourquoi au delà de se changer lui, il cherche à changer le monde. A l’inverse, Eleanor pense pouvoir arracher sa liberté au monde, même s’il ne change pas (ou devient « pire »), tandis que Peter ne cherche pas à changer le monde, car il considère que c’est impossible et donc stérile d’essayer, il préfère se concentrer sur ce qu’il peut changer (càd pas tant de choses).

2. Plus tard, le flegme et le cynisme de Peter, probablement dû à sa condition de TP (=télépathe), déstabilisent voire horrifient Eleanor et Ted qui considèrent Peter comme s’il était un extraterrestre …

En effet, et c’est d’ailleurs sur ce point que Ted ressemble beaucoup plus à Eleanor qu’il ne le pense, Peter est en réalité le seul des trois personnages à ne pas avoir une once d’individualisme, ce qui le rend particulièrement inhumain, tandis que Eleanor et Ted ont tout deux des rêves et des aspirations personnelles, leur identité est plus importante que tout. Sur ce point, la volonté de « bien faire » de Ted et la volonté de « faire bien » d’Eleanor suivent un même objectif personnel : se servir (alors que Peter sert !).

Cependant, chacun à leur manière, les 3 personnages sont des extraterrestres, au sens qu’ils s’éloignent de leur condition d’origine. Eleanor, en tant que TP, s’éloigne de plus en plus du « Corps » en devenant de plus en plus « humaine » [voir la partie « Le Corps vous protégera »]. A l’inverse, il ne faut pas oublier que les TP sont nés humains, mais possèdent des caractéristiques héréditaires qui leur permettent de devenir TP tant qu’ils demeurent dans « Le Corps » (car le pouvoir télépathique des TP dépend de la volonté du réseaux de télépathes, qui ont prêté allégeance au Directoire d’un seul homme). Ainsi Peter, à l’inverse d’Eleanor, a accepté son destin : il s’est complètement aliéné de sa condition humaine d’origine pour devenir un TP, et même un TP idéal, un agent dédié au service du Corps et du Directoire. Enfin, Ted est un extraterrestre dans un tout autre registre : il a échappé au conditionnement social de l’humanité en tant que société (alors que Eleanor et Peter s’aliènent avant tout par rapport à un critère biologique, bien que la télépathie est une faculté biologique hautement sociale).

En effet, Ted Benteley évoque l’existence d’un conditionnement social exacerbé dans ce monde, dont il a pu néanmoins s’extraire :

Benteley s’écarta nerveusement de ses deux interlocuteurs. Ils le regardaient comme s’il avait été un amuseur public. Pourquoi en voulait-il à ce point aux Collines ? La servitude classifiée payait bien ; personne ne s’en était jamais plaint. Mais il était en train de se plaindre, pourtant. Peut-être par manque de réalisme – une survivance anachronique dont la clinique d’orientation infantile n’avait pas réussi à le débarrasser. Quoi que ce fût, c’était plus qu’il ne pouvait supporter.

De cette survivance anachronique, nous allons nous enticher, afin de répondre à la Question de Chance suivante : « Peut-on, par la raison, échapper à sa condition pour réaliser son idéal ? « 

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