Arrivé à Batavia, il nous sembla qu’une fois de plus, tout le destin se mit en marche.
Ironie du sort ou augure du destin, la fenêtre de la chambre qu’il loue donne directement sur les bâtiments du Directoire : siège du gouvernement Inter-Planétaires, là où tout se décide, là où tout est possible. Son objectif est de pouvoir prêter serment au Directoire et au Meneur de Jeu. Bien entendu, il est loin d’être le seul à fonder tant d’espérances à propos de ce lieu à la fois prodigieusement réel et merveilleusement mystique, à la fois siège étrange de l’Ordre politique ET véritable institution socialisée du Hasard. Aussi chimérique que soit cette institution, tous attendent auprès d’elle quelque miracle qu’elle pourrait produire …
Des essaims de gens, pareils à des mouches tropicales, entraient et sortaient en silence par ses multiples issues. Sur terre, sur mer et dans le ciel, tous les chemins menaient à Batavia.
De l’énormité de l’enjeu, Ted Benteley en avait bien conscience : il n’avait droit qu’à une seule et unique chance. Et puisque il avait au préalable volontairement balayé, tant dans son esprit que dans les faits, toutes les autres possibilités qui s’offraient à lui, pour ne garder finalement que la plus ambitieuse, tout échec à ce stade signifiait pour lui que TOUT était perdu.
Il bûchait comme un enragé, sans perdre de vue un fait primordial : les demandes d’allégeances professionnelles auprès du Meneur de Jeu n’étaient examinées qu’une seule fois. ; s’il échouait, c’était fini.
Il comptait mettre tout ce qu’il avait tant cette tentative. Il était libéré du système des Collines, et bien décidé à ne pas y revenir.
Face à ce défi qui devrait être le plus important de sa vie, Ted Benteley doit mettre toutes les chances de son côté, mais cela est malheureusement impossible, pour au moins 2 raisons :
- Une raison matérielle : Ses fonds ne sont pas illimités, par conséquent, il n’a pas le luxe de travailler, ni même de prendre son temps avant de passer à l’action.
- Une raison existentielle : Seul contre la multitude, peu importe le travail et le talent dont il fera preuve, il est fort improbable qu’il ne soit surpassé par personne. Par ailleurs il y a probablement mille et une autre circonstances sur lesquelles il n’a aucun contrôle …
A ce fatalisme raisonnable, on doit donc nécessairement y opposer un espoir déraisonné : Puisqu’il est impossible de jouer avec toutes les chances de notre côté, alors il sera nécessaire que, d’une façon ou d’une autre, la chance soit en notre faveur.
Cette situation, par bien des aspects, est analogue à celle du concours d’entrée, qui détermine en fonction d’un classement la possibilité d’accéder à une position susceptible de modifier grandement notre avenir. Ne peut-on d’ailleurs pas parler d’un « concours de circonstances », lorsqu’il s’agit de qualifier un résultat qui a été obtenu par un ensemble plus ou moins confus de causes maîtrisables et de causes non maîtrisables ?
Aussi, le concours de circonstances nous interroge sur un élément essentiel et récurent de notre existence : Une fois que, nous semble-t-il, aussi bien que faire se peut, nous estimons avoir fait tout notre possible pour obtenir le résultat souhaité, faut-il, en dernière instance, s’en remettre aux affres et aux agréments du Hasard ? Et s’il le faut, ne serait-ce parce qu’il n’y a plus d’autres choix, jusqu’à quel point faut-il le faire ?
S’en remettre au hasard : stratégie de la dernière chance ?
Il est de coutume intellectuelle et même religieuse, qu’une fois que l’on a accomplit tout ce que l’on s’est senti capable et habilité à faire, càd une fois que tout a été fait, que l’on admette qu’il faille finalement « s’en remettre au destin », càd à toutes les choses déterminantes que nous n’avons influencées d’aucune manière.
Cette stratégie de la dernière chance n’est pas seulement spirituelle, à la façon du mourant qui attend son heure, et qui espère plus ou moins en réchapper quand le moment viendra, car après tout, « on ne peut jamais savoir ». Elle est aussi parfaitement rationnelle dans la mesure où l’on se résout à admettre qu’il n’y plus qu’un seul chemin possible, et que tout échec à ce stade équivaut à une abolition de l’avenir désiré tout autant que de la réalité présente.
Mais qu’est-ce qu’implique concrètement de s’en remettre au hasard ? Laisser faire. Attendre que le temps fasse son œuvre. Prier pour que tout se passe bien . Souhaiter bonne chance. Croire en sa bonne étoile. Prendre son mal en patience. En mot : ATTENDRE.
Ted Benteley, avatar de la dernière chance arrachée à la faille du hasard, est l’illustration manifeste du caractère insupportable de l’attente. Car l’attente n’est finalement que l’envers de l’action : on n’y fait rien, on n’y contrôle rien. On consent à ce que d’autres décident pour nous, car on admet qu’on ne peut plus rien y faire. La patience, quant à elle, n’est que la conjuration de l’attente, par l’action de l’attente, autrement dit, agir sur ce que l’on peut, tout en acceptant notre impossibilité d’agir directement sur l’objet et/ou la cause de l’attente.
Un frisson glacial le parcourut lorsqu’il se leva ce matin-là. Les embauches du Meneur de Jeu Verrick répondaient au principe fondamental du Minimax : apparemment, le hasard présidait à la répartition des serments d’allégeance. En six jours, Benteley n’avait pas réussi à déterminer en quelconque schéma, ni le facteur – s’il y en avait un – à même de lui garantir le succès. Ruisselant de sueur, il prit une douche rapide … et se remit à transpirer. En dépit de ses efforts acharnés, il n’avait rien appris.
Fondamentalement, la façon dont Ted Benteley vit cette attente a quelque chose de très pascalien, et nous pouvons sans difficulté nous identifier à cette lutte interne qu’il traverse :
1. Premièrement, il essaye autant que possible de se distraire de l’attente, afin de la rendre plus supportable. Cependant, que ce soit cigarettes, alcool, drogues ou fille de joie, rien n’y fera. Si tous ces palliatifs lui permet d’enterrer ses « problèmes psychologiques », et même de « tenir vingt-quatre heures de plus », aucun d’entre eux n’a le pouvoir concret d’éliminer l’attente, si ce n’est en embrouillant suffisamment son esprit pour oublier l’objet de l’attente, et donc l’attente elle-même. Cette première étape de la stratégie de la dernière chance est celle du divertissement pascalien : il s’agit de se divertir suffisamment pour oublier et la vie et la mort, et dans notre cas, oublier l’attente et oublier le hasard (au sens de l’incertitude) qui en découle.
Mais le moment d’agir était venu – maintenant ou jamais.
2. La deuxième étape de la stratégie de la dernière chance arrive lorsque l’attente se rapproche du terme. Selon l’importance de l’enjeu ( = du jeu), l’angoisse et la peur n’en seront que plus grande. Et cela d’autant plus que, dans le cas de Ted Benteley, le hasard semble présider de toutes ses forces. Or, par définition, les plus grands (en)jeux sont les plus incertains, car ils sont à la fois ceux qui ont le plus de possibilités, et ceux qui ont le moins de bonnes options. A ce titre, on comprend aisément à quel point la dernière chance est un grand jeu, et à quel point il est difficile de le mener. C’est pourquoi, face à cette attente, Ted Benteley ne peut pas faire grand chose d’autre que de faire les cent pas dans sa chambre d’hôtel. Or, précisément, pour Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette attitude, en un sens profondément stoïque, ne peut être adopté que par ceux qui ont aboli le hasard de leur pensée rationnelle, ou plutôt, qui l’on réduit à une entropie incontrôlable à laquelle on peut néanmoins s’opposer, ou plutôt « faire avec ».
Le pari de Ted Benteley est bien différent : il fait le choix de croire aux chimères, il accepte de suivre ce que les américains nomment si bien comme étant un pipe dream ( = rêve chimérique ), un rêve que l’on suit sur un coup de tête, et qui n’a presque aucune chance d’aboutir. Pour cette raison, pour mettre le maximum de chance de son côté, après avoir traversé le divertissement et l’angoisse, Ted Benteley est prêt à faire feu de tout bois. Dans une sorte de forme démente et profondément athéiste du Pari pascalien, Ted Benteley part du principe que quand bien même le hasard serait incontrôlable, l’achat d’amulettes porte-bonheur ou l’exécution de pratiques superstitieuses, ne lui coûtent presque rien comparé à ce que pourrait lui procurer un coup de pouce du destin : Face, je gagne tout, Pile, je perds très peu. Dans le cadre de la dernière chance, ce pari fait encore plus de sens, car tout échec à ce stade implique que de toute manière, plus rien n’a d’importance. De façon métaphorique, cette attitude se rapproche grandement du mourant qui devient croyant. Voici donc la troisième étape de la stratégie de la dernière chance.
Enfin, il est important de caractériser la fin de l’attente : après le divertissement, l’angoisse folle et la folle impatience, vient le temps du soulagement. Ce soulagement, dans les instants qui précède la rencontre avec l’objet de l’attente, entraîne même une bouffée d’espoir injustifiée. Car notre esprit se focalisant sur l’objet de l’attente, nous lui donnons une importance telle qu’il nous semble subitement qu’il y aie plus de chances que nos attentes soient satisfaites. Après tout, « se faire des films », n’est-ce pas finalement espérer le meilleur du hasard ?
La tension qui s’accumulait depuis des semaines avait atteint son point culminant. Hommes et femmes allaient et venaient dans un brouhaha fiévreux. Des colporteurs vendaient des « méthodes » bon marché permettant de prédire les sautes imprévisibles de la bouteille et de battre le jeu du Minimax. Mais la foule affairée les ignorait : quiconque aurait inventé un système de prédiction efficace l’aurait utilisé pour lui-même, et non vendu.
Le dernier point que je souhaite aborder, s’éloigne quelque peu de notre sujet, mais me semble important à souligner. Bien souvent, l’attente est une épreuve que l’on va affronter seul. Cette attente de quelque chose dépasse très largement les situations où nous avons la sensation d’attendre, car nous sommes finalement toujours en attente de quelque chose, car nous avons DES attentes, pour lesquelles nous sommes toujours prêt à « attendre le bon moment » ou « saisir l’opportunité qui se présentera » pour les satisfaire (par exemple, dans le roman de Philip K.Dick, une prostituée que Benteley avait engagé, Lori, décide de croire en la chance de Benteley d’intégrer le Directoire, en lui donnant symboliquement une amulette porte-bonheur « qui avait du coûter très cher »). Or, face à l’attente, la solitude n’est pas votre alliée, bien au contraire.
Partager l’attente avec autrui, c’est pouvoir exprimer ses attentes, évaluer leur pertinence et leur réalisme, et les affronter avec plus de gaieté et de confiance (plus de divertissement, moins d’angoisse).