Alors que de nombreuses augures symboliques, enluminées par quelques catastrophes bien réelles, présagent d’un grand bouleversement dans l’ordre instable du monde, Ted Benteley, ingénieur « sous serment » de l’Oiseau-Lyre, se réjouit d’enfin échapper aux industries de la Colline, après 13 ans de stratagèmes avortés pour échapper aux serres de l’Oiseau-Lyre.
Avant de s’interroger plus avant sur ses raisons de vouloir échapper au « système des Collines », et notamment de savoir si ses raisons sont « bonnes », il nous faut observer la façon dont il va se saisir de cette opportunité inespérée, mais apparemment prévisible si l’on s’en remet aux Augures.
Et de la façon qu’il a de saisir sa chance, nous pourront répondre à l’interrogation principale de l’ensemble des habitants du monde de Loterie Solaire : « A-t-on mérité sa chance ? ».
Ted Benteley, face à l’énorme opportunité qui s’offre à lui, alors qu’elle est un calvaire pour tant d’autres, est-il dans son bon droit de s’en saisir ? Et selon comment il s’en saisit, comment pourra-t-on juger qu’il mérite cette seconde chance, celle qu’il s’évertue à provoquer après l’occurrence de la première ?
Cette question est loin d’être vaine, elle est même cruciale de part sa rareté. Car la rupture de son allégeance à l’Oiseau-Lyre n’est pas seulement la fin d’un cycle routinier, elle n’est pas que l’étape transitoire vers un ordre nouveau. Plus fondamentalement, cette rupture est révolutionnaire, car elle est souhaitée et désirée, avant et/ou après coup. Elle désordonne l’existence de Ted Benteley que le hasard avait autrefois pris le soin d’ordonner. Au point que finalement cette force hasardeuse soit le revers d’un puissant hasard.
Or, cette fracture presque métaphysique, qui consacre l’affrontement entre l’ordre du hasard et le hasard désorganisateur, ouvre une brèche suffisamment grande dans le continuum déterminant du réel, pour entrevoir la possibilité de s’extirper du réel et de ses contraintes, comme si, à travers cette brèche, l’antimatière s’infiltrait dans le monde matériel, pour briser les chaînes moléculaires qui nous ont constitué au passé, qui nous relient au monde présent, et qui nous construiront dans le futur. En définitive, les failles du Hasard, elles-mêmes fruit du Hasard, sont les artefacts les plus puissants quand il s’agit d’espérer échapper au moins à certaines déterminations qui définissent notre existence (#déterminisme)
Pour cette raison, la rupture d’allégeance avec l’Oiseau-Lyre, signifie infiniment plus pour Ted Benteley en tant qu’individu que pour la société dans sa globalité : il ne s’agit pas, pour lui personnellement, d’une simple rupture conventionnelle d’un contrat d’allégeance, mais bien d’une conjuration du Hasard, qui casse et détruit les liens qui le retiennent. De son point de vue, il ne se libère pas seulement de l’Oiseau-Lyre, mais de l’ensemble du « système des Collines », et même davantage. En bref, il a la sensation de reprendre le contrôle de sa vie.
Et pour cause, dans ce monde, « ne plus être lié par son serment », c’est littéralement rebattre les cartes ! En effet, tout individu obtient à la naissance une « carte de pouvoir », qui permet de jouer à la « grande loterie » de la bouteille permettant de devenir « Maître du jeu », à savoir la plus haute position qu’un humain puisse atteindre (« Classe 1 »), bien que, comme nous le verrons dans un prochain épisode, cela ne fait en rien de lui un Maître du Monde, pas plus en puissance qu’en acte.
Note : Faire allégeance entraîne une confiscation de sa carte de pouvoir, jusqu’à rupture conventionnelle du serment.
Après tout, avec « 1 chance sur 6 milliards » de remporter cette grande loterie, peu de choses sont moins certaines. Oui, mais tout redevient possible ! « Politiquement parlant », cela ramène Ted Benteley 33 ans en arrière, car sa carte a été codée à sa naissance. Cela signifie que Ted Benteley, comme tout autre individu, possédait en lui dès sa naissance cette chance prodigieuse, cette potentialité latente, de devenir le plus grand de tous les hommes. Cette potentialité, Ted Benteley ne l’avait plus depuis qu’il avait prêté allégeance à la colline de l’Oiseau-Lyre, qui avait alors hérité de son pouvoir politique. 1 chance sur 6 milliards : tout devient possible ! C’est toujours mieux que de n’avoir aucune chance…
Cependant, Ted Benteley se désintéresse presque immédiatement de cette potentialité restituée à l’issue d’un « serment rompu d’en haut ». N’ayant plus aucune considération pour ce système, il ne s’intéresse pas tant à ce que l’Oiseau-Lyre lui rend, à savoir le pouvoir de faire allégeance à quelqu’un d’autre, mais bien davantage à ce qu’elle emporte avec elle, notamment sa cervitude ( = sa certitude-servitude), raison de vouloir tout changer, prétexte pour ne rien changer.
Seulement ça y est : plus rien ne devrait l’arrêter car plus aucune détermination ne devrait le retenir.
Sa lettre de licenciement en poche, réjoui et inquiet à la fois, il s’appliqua à la réduire en miettes, comme il s’appliqua à détruire toute trace de sa vie antérieure, et à couper tout lien pouvant le relier à l’Oiseau-Lyre. Il verrouilla la porte de son bureau et coupa son écran « Industrie Visuelles Inter-Planétaires », alias IVIP, technologie télévisuelle très avancée qui permet de rester en contact permanent avec le reste du monde humain.
Il ne lui fallut qu’une heure pour prendre sa décision, « d’une revigorante simplicité » : tout plaquer et repartir à zéro.
Sa réaction avait été aussi violente qu’immédiate.
Il liquida ses biens, « selon une procédure d’urgence qui lui coûta un important pourcentage de perte », de façon à ce plus aucune sécurité ne puisse plus le faire en arrière. De toute façon , il ne voulait plus rien avoir affaire avec cet endroit, et, comme pour enfoncer le clou, et forcer le destin, s’acheta un « billet de première classe ( = référence à la classe de catégorie 1 qu’est celle du « Maître du Jeu ») pour quitter la France et rejoindre la nouvelle capitale du monde humain : Batavia.
Et finalement que retenir de cet acte inconsidéré, si ce n’est que la seconde chance n’est une question ni de droit, ni de mérite, ni de justice, et que nous ne pouvons qu’espérer aussi fort que possible que le concours des circonstances nous soit favorable, simplement parce que juste et bon que nous sommes, nous le valons bien ?