Bienvenue dans le 1er épisode de Questions de chance, où nous allons aborder la question au combien importante pour ce blog de l’effet de l’Augure sur le « dessein intelligent » (ou pas) du Hasard, figure antithétique d’un Dieu Univers désincarné, et absolument neutre.
Car si croire en la force des Augures c’est toujours quelque peu croire en la Chance, c’est aussi admettre qu’aucune croyance ne peut la transcender.
Cependant, il ne tient qu’à la bonne volonté de tous, que de croire que le Hasard peut bien faire les choses.
Il y avait eu des augures …
Il y avait eu des augures. Dans les premiers jours de mai 2203, les machines informatrices rapportèrent le passage d’un vol de corneilles blanches au-dessus de la Suède. Une série d’incendies inexpliqués détruisit la moitié de la Colline Oiseau-Lyre, un des principaux pivots industriels du système. Une pluie de petites pierres rondes s’abattit à proximité d’un camp de travail martien. À Batavia, Directoire de la Fédération des Neuf Planètes, naquit un veau à deux têtes ; signe évident qu’un évènement d’une ampleur incroyable se préparait.
Les interprétations ne manquaient pas : les spéculations sur la signification de ces événements naturels étaient devenues le passe-temps favori des foules. Chacun conjecturait, consultait, débattait à propos de la bouteille – l’instrument socialisé du hasard. Les diseurs de bonne aventure du Directoire étaient réservés des semaines à l’avance. Mais ce qui est augure pour les uns est épreuve pour les autres. En réaction à la catastrophe limitée qu’elle avait connue, la Colline Oiseau-Lyre en provoqua une totale pour cinquante pour cent de ses employés classifiés. Les serments d’allégeance furent dissous et nombre de chercheurs et techniciens se retrouvèrent jetés à la rue. Livrés à eux-mêmes, ils devinrent un nouveau symptôme de l’imminence d’un événement grave pour le système. La plupart sombrèrent à jamais dans l’immense masse des non-classés. Mais pas tous.
Dès les premières lueurs de l’aube de sa narration, Loterie Solaire nous dépeint un monde où la raison pure semble avoir abandonné, et que l’humanité, ne savant plus à quel saint se vouer, en est venu à composer avec les forces du hasard et de ses symboles. La démission de la science ne se trouve pas tant dans l’abandon du progrès technologique (vraisemblablement l’humanité s’est développée à une vitesse vertigineuse durant les plus de 200 ans qui la sépare de l’écriture de ce roman), que dans son renoncement à l’espoir de tout comprendre un jour. Face aux trop nombreux paramètres qui déterminent l’existence, l’humanité préfère partir du principe que tout fait sens, et que ce que la science ne peut expliquer, l’art de la divination et des astres peut l’interpréter.
C’est ainsi que de nombreux événements, seulement corrélés par leur extraordinarité et leur coexistence temporelle, constituent aux quatre coins de l’Univers humain, les augures annonciatrices d’un grand Présage.
Peu importe que le vol de corneilles blanches en Suède et l’incendie de la colline de l’Oiseau Lyre n’aient en commun que leur caractère volatile, car tout porte à croire que le caractère concret des choses est toujours accompagné de quelques mystiques inexpliquées.
Également, peu importe que la naissance d’un veau à deux têtes à Batavia soit réelle, fantasmée, ou avortée. Tout ce qui importe est sa nature annonciatrice, car en fin de compte, n’importe pas tant les signes avant-coureurs des oscillations de la « bouteille », que les oscillations en elles-mêmes. Il sera toujours temps, après coup, que de donner un sens transcendantal aux causes de l’oscillation de la bouteille, autre que la mécanique supposément aléatoire déterminant ses orientations et ses mouvements. C’est en cela que la bouteille a été désignée comme « l’instrument socialisé du hasard », car elle n’est pas seulement un mécanisme « aléatoire », mais aussi plus fondamentalement une représentation symbolique unique du « hasard du monde humain ».
Le caractère social de la bouteille tient au fait que tout le monde à un intérêt à y aller de sa petite interprétation prédictive personnalisée : il a tout à y gagner et bien peu à y risquer. En effet, la « bouteille » n’est pas une simple loterie qui ferait la fortune de son bienheureux bénéficiaire, aux dépends de tous les joueurs ayant perdu. Tout le monde comprend que les enjeux sont bien plus grands : il s’agit, ni plus ni moins, comme à chaque fois que le hasard se mêle de la vie des hommes, que de changer les lois de l’Univers. Il ne s’agit pas vraiment de savoir qui l’emportera, que de savoir si nous bénéficierons de ce changement. C’est pourquoi on peut la qualifier de Loterie Solaire.
Enfin, il ne faut pas oublier l’Espoir : l’espoir que cette fois-ci, tout ira mieux, ou que pour le moins, tout sera différent. Car si les conséquences du hasard sont versatiles, le hasard, lui, est immuable. Et si le hasard change tant et tant de choses dans l’Univers, il est rare que, sur le coup, il ne change quoi que ce soit à notre existence en particulier. Après coup et en fin de compte, c’est une toute autre histoire …
Cependant, comme on nous le dit si bien, « ce qui est augure pour les uns est épreuve pour les autres ». Si nous sommes bien plus souvent qu’à notre tour, spectateur des affres du hasard, il nous arrive quelquefois d’être pris dans les accalmies qui la succèdent. Et si la toute-puissante Colline de l’Oiseau-Lyre se relèvera de ce qui n’a été pour elle qu’une « catastrophe limitée », il en va tout autrement pour les 50% d’employés qu’elle envoie par dessus-bord, « livrés à eux-mêmes », littéralement, « déclassifiés ». Pour eux, la catastrophe n’est pas juste « totale »: le hasard leur est fatal. Pour eux, tout est fini, mais tout recommence. Auront-ils à nouveau le courage de naviguer dans SON tumulte ? Se laisseront-ils ballotés par SES flots ?
En guise de réponse voici ce que la marée nous rapporte :
La plupart sombrèrent à jamais dans l’immense masse des non-classés. Mais pas tous.
Ainsi, l’Ordre rationnel survit non sans mal au Hasard, il cherche à contrôler le Hasard dans un affrontement co-existentiel perpétuel.
L’Ordre du hasard, lui, s’aliène de la contingence du hasard pour lui survivre inconditionnellement. Il accepte d’être incessamment d’être déstabilisé, pourvu qu’il puisse muter et se transformer, afin de demeurer toujours. L’un est un combattant, l’autre est un survivant : Le premier affronte sa destinée, le second renonce à être maître du Destin.
Entre ces deux-là, qui mérite la destinée , et finalement, qui aura le droit, à une seconde et énième chance ?