Si à l’aune de cette nouvelle décennie la question du sens de la politique semble encore être brûlante d’actualité c’est probablement parce que la question n’est pas nouvelle.
En effet, aujourd’hui, comment ignorer que la thématique principale traitée par la majorité des médias français soit les soulèvements populaires qui semblent être la conséquence supplétive bien plus que le symptôme nouveau, d’une déconsidération de la politique comme instance de décision collective ?
Comment l’ignorer lorsqu’on entend résonner les tambours et les trompettes au cœur de tous les grands centres-villes de France, et que nous sommes restreints dans nos mouvements par les grèves des transports ?
L’opposition qui semble ainsi se jouer aujourd’hui se trouve sur le terrain de la liberté, liberté des uns de manifester leur mécontentement et d’exprimer leur désaccord, liberté des autres de circuler librement à travers l’existence sans se préoccuper de politique.
C’est cette opposition qui fait dire à Hannah Arendt que « la question du sens de la politique, tout comme la méfiance à l’égard de la politique sont très anciennes, aussi ancienne que la tradition de la philosophie politique ».
En ce sens même, que c’est encore la philosophie politique de la Grèce antique que nous retenons pour définir la politique.
Elle fonctionnerait sur la base d’un équilibre entre la puissance d’un État (qui pratique la violence légitime) et la liberté de parole d’un peuple d’ores et déjà libre (qui a le droit de manifester).
Si aujourd’hui cet équilibre semble rompu, c’est notamment à cause de 3 grands bouleversements de notre 21ème siècle, qui ont vu la consécration d’un idéal apolitique, et qui ont affaibli les positions de l’État démocratique et de la parole publique :
1ère partie : Internet, savoirs et libertés
Le premier d’entre eux est pourtant celui qui dispose du caractère le plus libératoire, puisqu’il permet une liberté d’expression théorique infinie et illimitée.
Il s’agit de la massification de l’usage d’Internet, et notamment, le partage et la diffusion de toutes les connaissances et toutes les informations du monde.
L’accès à Internet est de plus en plus répandu et est devenu la norme dans les pays développés.
Cette démocratisation du savoir et la médiatisation des révolutions faites au nom de la démocratie (notamment lors des printemps arabes des années 2010) laissait entrevoir une véritable révolution politique, plus vive que jamais.
Mais cette espérance est tronquée par une définition arbitraire de la politique, qui n’a nul autre justification que de se préserver d’elle-même.
Aujourd’hui, la définition de la politique et de la démocratie sont confondues car on ne saurait voir la politique autrement, et nous passons ainsi à côté de l’essentiel :
La politique est un instrument, un moyen au service d’une fin, la liberté, qui repose fondamentalement sur la justice et non pas sur l’égalité perçue comme une équation arithmétique.
La politique-instrument est donc une contrainte, et n’a de sens que si elle a un but à atteindre, et que ce but paraît légitime auprès des administrés.
On a ainsi pu déterminer, que le sens de la politique ne concernait pas tant sa signification que son orientation, la direction idéologique qu’elle poursuit.
Avoir la liberté de parole ne signifie pas grand-chose si l’on ne possède aucun pouvoir de décision.
2ème partie : Le mondialisme, politique universelle
Cette problématique trouve une explication dans le 2nd grand bouleversement du 21ème siècle, qu’est la polarisation idéologique des idées politiques et économiques autour du mondialisme.
Cela concerne notamment la constitution d’un nouveau champ politique en Europe, dont le sens dépasse le clivage gauche-droite, qui constituait autrefois le cœur politique, par le nouveau clivage confrontant les mondialistes, les alter-mondialistes et les souverainistes.
Les mondialistes pensent que les vertus de la mondialisation repose sur l’intensification de tous les échanges dans tous les domaines, « dans tous les marchés » diraient les plus libéraux d’entre-eux).
Les alter-mondialistes, eux, pensent que la mondialisation actuelle est une dérive dont les conséquences sont désastreuses pour les peuples, car elle engendre de l’exploitation économique et de la dégradation environnementale, les plus véhéments se déclarant ouvertement anti-capitalistes.
Les souverainistes, enfin, pensent que la mondialisation est un attentat contre l’idée de nation, car elle prive les États de ses prérogatives souveraines, et donc sa capacité à mettre en mouvement la politique.
En ce sens ils pensent qu’une bonne politique est une politique nationale, si la conséquence de cette idéologie politique est toujours de limiter les flux de la mondialisation, tous les flux ne sont pas qualifiés de façon égale (Le RN veut davantage se préserver des flux migratoires et la FI des flux économiques par exemple).
Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces 3 idéologies politiques ne sont pas l’exclusivité d’un courant politique, et que les courants politiques européens ont plutôt tendance à se définir par rapport au mondialisme (en accord/en opposition) en se construisant à partir de ces 3 idéologies politiques de façon inégalitaire mais simultanée.
Mais le mondialisme a une conséquence politique bien plus fondamentale, c’est la fin d’un monde où l’État (démocratique ou non) décide de la politique, Et le début d’une gouvernance mondiale de facto, les directives de l’Union européenne et autres traités internationaux en sont l’expression la plus concrète, et expliquent des votes de rejet, comme le « non » à la constitution européenne de 2005 en France, ou la votation du Brexit en 2016.
La globalisation politique est un phénomène qu’il ne faudrait pas négliger, car cela signifie que le dualisme État/peuple de l’action politique est définitivement caduc, dès lors que l’on considère que les plus grandes problématiques sociétales ont un enjeu mondial.
Il faut considérer la dimension clandestine de l’action politique, où chaque pays protège ses intérêts au détriment des intérêts des autres pays.
Ils sont en cela devenus des spécialistes de la mondialisation extraterritoriale.
Ce comportement mieux connu sous le nom de « passager clandestin » (« Free Rider » en anglais) se manifeste notamment en matière commerciale et environnementale.
En effet si en théorie l’organisation mondiale du commerce (OMC), fixe les règles qui statuent le libre-échange (=la mondialisation économique) pour tous, les pays les plus prospères sont ceux qui mettent en place le plus de stratégie de contournement [voir les « exemples de contentieux de l’OMC » : https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/dispu_status_f.htm].
Car après tout, qu’est-ce qu’une norme environnementale, si ce n’est du protectionnisme déguisé, visant à marquer l’écart technologique qui demeure entre les pays développés et les pays en développement ?
Si ces normes sont fondamentales sur le plan de la santé et de l’écologie, elle participent également à une stratégie de détournement des effets environnementaux constatés sur un territoire national, on parle alors de « fuites de carbone » et de « carbone importé » pour les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais cette logique s’applique de façon encore plus sévère concernant la pollution et la surexploitation des écosystèmes des pays en développement au profit des pays développés. [voir l’excellente étude de « Réseau Climat » sur la question : https://reseauactionclimat.org/wp-content/uploads/2017/04/Les-e%CC%81missions-importe%CC%81es-le-passager-clandestin-du-commerce-mondial-.pdf].
Ainsi, la globalisation politique moderne nous permet alors de constater que la politique ne peut se déterminer ni par sa signification, ni par son orientation (qui dépend des choix de sociétés, eux-mêmes déterminés par un cadre idéologique qui englobe croyances, sciences et politiques)
Elle doit donc nécessairement avoir une justification, pour conserver sa légitimité dans les sociétés humaines.
3ème partie : La politique et le sacré
Philosophiquement un certain consensus s’est dégagé, la justification de la politique est la suivante : « la politique est un moyen en vue d’une fin plus haute, même si la détermination d’une telle fin a été naturellement très différente chaque fois au cours des siècles » (Hannah Arendt dans La politique a-t-elle un sens ?).
Or, pour James Madison (4ème président des États-Unis), une telle conception de la politique est inconcevable sans État, car l’expression des sentiments moraux les plus distingués, ne peut être appliqué que par une société d’anges, ou à défaut, par un gouvernement représentant les hommes.
Mais ce gouvernement n’étant pas constitué d’anges, seul un autre gouvernement peut contrôler les hommes qui le composent.
Cette conception politique est à l’origine du « check and balances » américain, c’est à dire de la logique des pouvoirs et contre-pouvoirs en politique.
Lorsque l’on s’attarde sur l’équilibre politique, et sur ce qui lui donne du sens (puisque la politique est un moyen au service d’une fin), le 3ème grand bouleversement du 21ème siècle est celui qui nous apparaît de façon évidente dans le contexte des mouvements sociaux qui ont agité la France l’an passé, alors qu’il est probablement le plus insidieux et le plus ancien.
Il s’agit de la désacralisation de la politique.
Ce mouvement est observable dans le monde entier mais est également devenu une constance dans le paysage politique, tout se passe comme si une majorité d’exclus ne percevait plus le sens politique dirigé par une minorité d’intégrés…
C’est peut-être parce que c’est véritablement comme cela que la politique agit, à la fois sur la civilisation et sur le corps social.
En effet, ce qui tient au caractère intemporel de cette désacralisation, tient au caractère particulier de la politique elle-même, qui n’a jamais été une évidence pour les peuples, sauf au cours de quelques grands événements historiques, qui ont pourtant été si déterminants pour donner du sens à nos institutions.
Ce qui s’observe sur le temps long, c’est que la politique est avant tout une affaire de pouvoir et que pour cette raison, il a toujours été un objet de dispute entre les puissants (aujourd’hui appelées pudiquement « les élites ») bien plus qu’un instrument de justice sociale, ce qui a pu lui donner son caractère sacré, voire divin.
C’est pourquoi l’histoire politique est racontée de façon double, bien davantage racontée par ses conflits, ses évolutions technologiques et son développement économique en période de croissance et de prospérité, et racontée à travers ses conflits sociaux, la sociologie de ses populations et la psyché politique des individus (=les idéologies) durant les périodes de crise et d’incertitude.
Constater que la politique s’occupe de ses problèmes sociaux uniquement lorsque ceux-ci remettent en cause son équilibre et sa quiétude, permet de comprendre l’opposition entre un État garant de l’ordre politique, et des contre-pouvoirs garant de la cohésion sociale (= ordre social).
Cette opposition entre le social et le politique n’est pas anodine, car la politique a ce pouvoir singulier de changer la vie des hommes (dans la limite des connaissances disponibles) par ses décisions, et peut donc par ses choix décider du bonheur de ses administrés en agissant sur leurs conditions de vie (pas uniquement matérielles).
En ce sens, une période historique fait figure d’exception : Les « Trente Glorieuses ».
Jamais l’amélioration des conditions de vie et la croissance économique n’avait été autant corrélées qu’au cours de cette période (Rappel : La croissance économique moderne est apparue dans les années 1790, avec la Révolution Industrielle).
Si les Trente Glorieuses sont autant perçues comme un âge d’or, c’est bien parce que les conditions d’existences se sont significativement améliorées sur une génération.
Ce qui rend cette période si exceptionnelle est également l’émergence d’une nouvelle forme d’État dans tous les pays d’Europe Occidentale : l’État Social, qui est le résultat de la volonté d’individus qui se sont constitués peu à peu en communautés solidaires, et qui mettent alors en place les organisations et institutions susceptibles de traduire dans la société cette solidarité.
La révolution politique de l’État Social vient également du fait qu’en termes de droit, il représente une véritable extension politique, puisque aux droits liberté (les « droits de »), en premier le droit de posséder et le droit de s’exprimer, s’ajoutent les droits sociaux (les « droits à »), comme l’éducation, la santé, le logement, …
Thomas Moore parle alors de « citoyenneté sociale », qui irait plus loin que la traditionnelle « citoyenneté politique ».
Cette nostalgie des Trente Glorieuses a durablement marqué la France des années 1980 à nos jours, et l’existence d’un État Social en France explique l’existence du malaise politique actuel qui vient précisément du sentiment de plus en plus répandu tant chez les gouvernants que les gouvernés que la politique est devenue impuissante face aux puissances de l’UE, de la mondialisation et des marchés.
Car ce qui faisait la différence entre la gauche et la droite, n’était-ce pas justement un certain rapport au politique ?
Car si la politique est entendue comme l’organisation qui, avec de meilleures règles peut faire une meilleure société, ou au moins une société plus adaptée aux besoins humains, alors aujourd’hui la politique est menacée…
Ainsi, pour conclure, la politique, pour avoir du sens, doit à la fois avoir une signification claire, une orientation assumée, et une justification sociale.
La politique n’est apparemment qu’un instrument, c’est-à-dire un moyen, visant à la satisfaction d’un intérêt commun (qui repose sur un équilibre entre l’équité, la justice et le bien-être), et ce de façon démocratique.
La politique doit donc être, en toutes circonstances, libre et libératoire, éclairée et intelligible, raisonnée et satisfaisante, en un mot : parfaite pour tous.
Il conviendrait, à partir de ces éléments, sur quels fondements une politique pourrait être considéré comme bonne, tant du point de vue de la morale que de l’efficacité, puisque ces 2 justifications semblent déterminantes pour expliquer pourquoi la politique est à ce point fondamentale dans nos sociétés des années 2020.
Sources :
Hannah Arendt, La politique a-t-elle encore un sens ? , Carnets de l’Herne, avril 2007 (date de publication), 102 pages.
Joseph Stiglitz, Peuple, pouvoir et profits, éditions Les Liens qui libèrent, 2019, 416 pages
« Exemples de contentieux de l’OMC » : https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/dispu_status_f.htm
Etude de « Réseau Climat » sur la question des « fuites de carbone » et les « émissions importées » :
https://reseauactionclimat.org/wp-content/uploads/2017/04/Les-e%CC%81missions-importe%CC%81es-le-passager-clandestin-du-commerce-mondial-.pdf
Progressisme Versus conservatisme : le nouveau clivage politique ?
https://www.rue89lyon.fr/2019/12/03/progressisme-versus-conservatisme-le-nouveau-clivage-politique/
Effacement du clivage gauche-droite :
http://www.slate.fr/story/182697/politique-enquete-opinion-effacement-clivage-droite-gauche-structuration-systeme-ouvriers-fracture-sociale
La société française, clivage et recomposition :
https://www.scienceshumaines.com/vers-de-nouveaux-clivages-politiques_fr_38789.html#achat_article
Note : Ce numéro de « Sciences Humaines » est disponible à la bibliothèque Alaric et sur les ressources numériques de la bibliothèque
Gauche et droite : mode d’emploi
https://youtu.be/3R0lp-epwFI
Gauche / Droite : Revoyons les bases
https://youtu.be/sVJpvO-ywjE
La gauche est-elle le « camp du bien »
https://youtu.be/tm7LuDPS7OU
Pour aller plus loin sur les questions du savoir, de l’éducation et des médias, qui seront évoquées dans un futur article :
https://youtu.be/neqgJGz08Fw (Mais oui, mais oui, l’école est finie !)
https://youtu.be/xO_dH2oANWY (Marketing politique)
https://youtu.be/WnxqoP-c0ZE (Privés de savoir?)
https://youtu.be/VtssDE7sfWI (Démocratie représentative : suffrage, Ô désespoir !)