Bonjour à tous,
Dans cet article je vais vous introduire à l’économie non-binaire, à travers laquelle nous allons apprendre à penser l’économie en 3 dimensions, voire davantage !
L’objectif de cet article en 3 parties est de vous donner les clés pour comprendre non seulement l’importance mais aussi la complexité de l’économie.
Dans cette 1ère partie, nous nous efforcerons de définir l’économie, ses constituantes qui en font une réalité concrète, et qui déterminent le champ d’étude de la science économique.
Introduction : Pourquoi l’économie paraît si simple, alors qu’elle est si complexe ?
L’économie est un phénomène social global. On la retrouve partout dans la société, c’est pourquoi chacun estime être suffisamment expérimenté pour en parler.
Et pour cause, un raisonnement économique est plutôt simple, car empirique ! Le problème étant que la moindre nuance d’interprétation, le moindre changement de paramètre ou d’échelle, introduit une terrible binarité dans le raisonnement économique simple : il est plutôt juste dans une situation donnée, mais totalement faux voire trompeur dans une toute autre situation. Dit plus simplement, la théorie économique est sans cesse mise à l’épreuve des faits économiques, et parvient rarement à la surpasser, souvent par trop de simplification.
L’illustration la plus éloquente de cette confrontation réside dans le fait qu’un même mécanisme économique, fonctionne souvent de façon totalement opposée selon que l’on se situe au niveau microéconomique ou macroéconomique, et ce dans de nombreux domaines (dette, inflation, épargne, consommation, …). Par exemple, s’il est « économique » d’épargner à titre individuel, si tout le monde se met à épargner, l’économie rentre instantanément en récession ; l’épargne est donc « anti-économique » au niveau macro.
Parce que l’économie se trouve à cette frontière si fine entre le simple et le compliqué, entre le raisonnement trivial et l’équation incompréhensible, la profession d’économiste a une très mauvaise image : au mieux ils sont inutiles, au pire ils sont sophistes et dogmatiques. En bref, l’économiste est vu comme un « faiseur d’évidences compliquées », en bref, un enfumeur. En ce sens, il n’y aurait pas profession plus inutile et méprisable (si ce n’est celle de politicien ou d’intellectuel, dont on pense à peu près la même chose). Autrement dit, l’économiste est pensé comme un savant imbécile.
Voici donc quelques citations d’économistes l’illustrant :
« Un économiste est un expert qui saura demain pourquoi ce qu’il avait prédit hier ne s’est pas produit aujourd’hui. »
Laurence Peter
« Si vous m’avez compris c’est que je me suis mal exprimé »
Alan Greespan
« L’économie est très utile pour fournir un travail aux économistes »
John Kenneth Galbraith
Pourquoi étudier l’économie ?
La science économique, comme toutes les autres sciences, est utile en cela qu’elle permet de comprendre et d’expliquer. Qu’on y retrouve plus de « crétins binaires » et autres charlatans que dans les autres disciplines, il est difficile de le nier, cependant, comme nous allons le voir, cela peut se justifier, car il n’y a guère de science plus proche du pouvoir (politique) que l’économie.
Or, nous le savons bien, le pouvoir va trop souvent de pair avec la médiocrité intellectuelle et/ou morale.
[Note annexe : La figure de l’économiste n’étant pas le sujet principal du présent numéro, je vous renvoie aux articles « Pour aller plus loin », à la fin de cet article]
Préambule pompeux mais nécessaire, définir l’économie de façon large afin d’en exclure aucune composante, va nous permettre de comprendre l’intérêt de l’économie pour le citoyen profane. Car en premier lieu, l’économie défini la production, l’échange, la distribution et la consommation des richesses. Un sujet qui nous concerne tous, donc. Qu’on le veuille ou non d’ailleurs.
À cette définition, il nous ajouter les principaux apports de la théorie économique.
Les agents : La plus grande richesse de l’économie
Tout d’abord les agents, ils sont à l’origine de l’économie et d’ailleurs, définissaient déjà les systèmes économiques les plus anciens. Selon de nombreux anthropologues, en particulier Marcel Mauss, le système économique est avant tout un système humain. Il est le fruit de communautés humaines qui cherchent à répondre à toutes sortes de besoins (physiologiques, sociaux, symboliques, …) [cf. Pyramide de Maslow].
Nécessairement, les agents sont à l’origine de toute l’activité économique.
L’œuvre d’Adam Smith, le « 1er des classiques » nous montre l’importance millénaire de l’échange ainsi que de la division du travail (càd la distribution) dans la constitution et le développement des civilisations humaines, au point de faire de l’économie la mère de la société (le père de la société étant ce que Adam Smith appelait les « sentiments moraux »).
Karl Marx, le « dernier des classiques », dans le Capital (1867) réaffirme l’importance de l’agent après le siècle de « capitalisme sauvage » qui le sépare de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) d’Adam Smith. K.Marx théorise à partir de la valeur travail l’idée que la production est possible uniquement par le travail humain, car le « capital » (= les machines) n’est que du « travail mort », qui a été accumulé avec le temps. Or fondamentalement, ce « travail mort » ne peut rien produire sans « travail vivant », celui de l’agent (et quand bien même on pourrait produire des machines autonomes qui produiraient à notre place, et qui s’entretiendraient seules, il faudrait encore leur dire quoi produire).
L’économie de la consommation
Ainsi, comme nous venons de le voir, l’agent est essentiel dans 3 des composantes qui constituent l’activité économique, à savoir la production, l’échange et la distribution. Bien entendu, la consommation est également le fait des agents, mais l’étude de la consommation arrive plus tard dans la pensée économique.
Elle commence notamment chez les néo-classiques, qui la considèrent comme étant l’agrégat de la Demande exprimée et solvable des agents, agents qu’ils nomment d’ailleurs les consommateurs, par opposition aux producteurs qui produisent l’Offre. Les néo-classiques sont également les théoriciens du marginalisme, théorie économique qui démontre que l’utilité marginale (celle de la dernière unité consommée), n’est pas la même que la précédente, le cas général étant que cette utilité est décroissante. Le marginalisme suppose aussi que de cette utilité marginale résulte la création de valeur économique. C’est pour cette raison que la théorie de l’Offre (la production) et de la Demande (la consommation) atteint son apogée à travers la pensée néoclassique, notamment par la théorisation par Léon Walras de « l’équilibre général » de tous les marchés, dont la version la plus aboutie a été donnée par les économistes Arrow et Debreu. Dans ce modèle, la consommation correspond donc à la satisfaction d’une Demande, qui est parfaitement satisfaite si l’on considère l’équilibre de tous les marchés selon la théorie de « l’équilibre général ».
Cependant, la vision qu’en a John Meynard Keynes est plus nuancée, à travers l’équilibre « emploi-ressource ». Ce modèle suppose que, en théorie, chaque « ressource » de l’économie soit allouée à un « emploi » dans l’économie.
Autrement dit, chaque richesse (produite) a un usage et une utilité (consommée). Largement utilisé en comptabilité nationale, cet équilibre permet de calculer le PIB de deux façons : soit par les emplois, soit par les ressources, le PIB servant supposément à mesurer la richesse d’une économie, càd sa valeur. Aussi, l’idée de l’équilibre « emploi-ressource » est édifiante pour comprendre les limites de la consommation : d’une part, qu’il est possible que les ressources soient limitées, d’autre part, que certaines ressources ne trouvent pas d’emploi (situation de sous-emploi). Différencier les « emplois » des « ressources », permet de se rendre compte que certaines consommations ne sont pas aussi utiles/nécessaires que d’autres. Enfin, Keynes revient sur le caractère systématique de la consommation, en revalorisant l’importance de l’épargne et de l’investissement, ce qui permet implicitement de montrer que toutes les consommations ne se valent pas : certaines sont consommées immédiatement, d’autres produisent de la valeur, tandis que certaines ne valent pas notre argent, c’est pourquoi nous préférons épargner. Cela permet de sortir de l’idée selon laquelle le consommateur consomme dès qu’il le peut et comme il le veut, car fondamentalement, il peut faire le choix de la non-consommation.
Cependant, que ce soit chez les néoclassiques ou chez Keynes, cette théorisation de la consommation est celle d’une consommation abstraite au plus haut point : indifférente au type de production, elle est également strictement économique, ce qui dans la réalité est loin d’être le cas, la littérature sociologique et sémiologique faisant bien plus grand cas de la consommation que les économistes.
Dans tous les cas, la consommation est aujourd’hui vue comme la dernière étape du cycle économique, et donc la finalité de l’économie :
« Le but de l’économie n’est pas le travail mais la consommation » Alfred Sauvy.
Une finalité qu’il serait d’ailleurs temps de remettre en question. Car, comme nous allons le voir, la finalité de l’économie n’est pas tant la consommation que la création de valeur.
La valeur de l’économie
L’étude de valeur est l’élément le plus capital de la théorie économique, et ce déjà chez les premiers économistes à se revendiquer comme tels, les « classiques ». La valeur permet de déterminer ce qui constitue la richesse, et donc aussi, dans un sens plus moral, ce qu’est la « bonne économie » (qui s’oppose à la chrématistique formulée par Aristote, càd l’accumulation de monnaie pour elle-même).
Plusieurs critères ont été retenus pour définir la valeur, mais surtout l’utilité-rareté (qui dit que tout ce qui est utile et/ou rare a de la valeur) et le travail (qui dit que tout ce qui a été produit par l’effort de l’homme a de la valeur). Aussi, il faut prendre en compte que ces deux critères s’inscrivent dans une logique marchande, et cherchent à évaluer une valeur marchande.
Or l’économie n’est pas le marché, le marché fait partie de l’économie. L’étude de la valeur permet de mesurer la richesse, c’est pourquoi elle est si importante pour les économistes. Le marché n’est qu’un moyen de créer ces richesses.
Ainsi, la valeur ne se limite pas à sa dimension marchande ; depuis toujours et de plus en plus, l’économie s’est penchée sur toutes les dimensions de la valeur, y compris morale, philosophique, écologique ou encore politique. Le fait que la valeur, soit le champ d’étude central de la science économique, nous en apprend beaucoup sur ce qu’est l’économie. D’abord que l’économie, lorsqu’elle se définit comme une science et non plus seulement comme un champ d’étude, est probablement la science la plus proche de la politique. Tout comme la politique, les valeurs constituent son cœur de métier, tout comme l’action politique, l’action économique est un arbitrage, tout comme le politicien, l’économiste influence les décisions politiques, et inversement, le politicien influence les décisions économiques, souvent plus que l’économiste lui-même.
Malgré tout, quelle est la différence entre la politique et l’économie ?
Probablement la rationalité, non pas que la politique ne soit pas rationnelle, quoique qu’elle l’est moins que l’économie, mais parce que leur rationalité est tournée vers un objectif différent.
Car derrière l’idée d’arbitrage, se cache tout un système de hiérarchisation des valeurs : il s’agit toujours de privilégier certaines valeurs car on les trouve plus grandes, cependant les critères retenus pour mesurer ces valeurs, càd la rationalisation de ces valeurs, ne sont pas les mêmes pour le politicien que pour l’économiste. Prenons l’exemple de la répartition primaire et la (re)distribution des richesses : La politique tout comme l’économie poursuivent l’intérêt général de façon complémentaire. Dans, une démocratie, l’objectif principal de la politique devrait être d’utiliser la richesse pour satisfaire une majorité de citoyens, c’est pourquoi elle s’assurera que la répartition des richesses soit politiquement juste. De son côté, l’économie n’a en théorie pas d’autre objectif que de maximiser le niveau de richesse pour atteindre le bien-être général le plus élevé, c’est pourquoi elle s’assurera que la répartition des richesses soit économiquement juste.
Vous l’aurez compris, l’objectif est le même mais les moyens sont différents : la politique est arbitraire et moraliste, l’économie est libre et pragmatique.
C’est cette vision, quelque peu exagérée, qui fait dire à l’économiste Georges Elgozy que « Un problème politique est un problème économique sans solution », c’est-à-dire que, soit l’économie est tant rationnelle, que la politique n’est là que pour suppléer ses insuffisances spirituelles et morales, comme le ferait une religion, soit l’économie est une pauvre science qui résout peu de choses, et c’est pourquoi elle devient souvent un problème politique, et que les problèmes politiques sont nombreux. Cette parole s’inscrit également en faux contre l’idée que la politique serait une sorte d’économie triviale et partisane, en effet, pour G.Elgozy, la politique est infiniment plus complexe que l’économie technocratique que nous vante les énarques.
Comme on pourrait s’en douter, une telle vision binaire de ce qu’est la politique et l’économie, n’est possible que si l’on considère un système extrême d’arbitrage des valeurs.
Soit un système où il n’y aurait pas d’économie et seulement de la politique, où toutes les décisions seraient faites de façon arbitraire et en dépit de tout bon sens, ou inversement, un système où il n’y aurait que de l’économie, et plus de politique, auquel cas toutes les décisions seraient prises par des « experts », en dépit de toute considération politique.
Bien entendu, dans tout choix politique, dans toute réforme économique, chacun essaie de se revendiquer de l’autre.
En effet, il n’y a guère de position plus confortable pour le politique, que de présenter sa réforme comme étant le fruit de la raison économique, que de dire qu’elle n’est ni partisane, ni idéologique, afin de se revendiquer du pragmatisme scientifique de l’économiste.
En bref, le politique a souvent tout intérêt à nier la nature politique de sa réforme, afin qu’on ne puisse lui opposer aucune contestation « raisonnable ».
De la même façon, l’économiste a tout intérêt à présenter sa théorie comme une nécessité politique, car la mise en œuvre de sa théorie est une forme de validation suprême de l’utilité de son travail.
Se faisant, chaque économiste est potentiellement un prédicateur prêchant pour sa paroisse, à savoir le fruit de ses recherches.
Une fois mise en perspective l’interdépendance et la complémentarité entre la politique et l’économie, il est plus facile de comprendre pourquoi elles se confrontent, et pourquoi on les confond si régulièrement.
Historiquement, l’économie a longtemps été inféodée à la politique (on parle d’économie encastrée), d’autant plus que les institutions de l’époque (les religions, les royaumes, les féodalités, les empires, …) préféraient brimer l’économie quand celle-ci ne se faisait pas à leur propre profit.
Mais plus récemment, comme l’explique Karl Polanyi dans La Grande Transformation, dès le 19ème siècle, l’économie a commencé à se détacher, puis à prendre l’ascendant sur la politique, à tel point qu’aujourd’hui, il est exceptionnellement rare de prendre une décision politique sans prendre en compte les considérations économiques.
Pour K.Polanyi, la constitution oxymorique de l’Etat Libéral est la consécration du système d’économie politique contemporain.
D’où une certaine confusion entre ce qu’est un économiste et qu’est un politicien, qui rend si difficile la considération de la science économique comme une science objective et rationnelle, notamment parce qu’il est devenu difficile de parler d’économie sans parler de (l’économie) politique.
Enfin, revenons sur l’étude de la valeur, notamment à travers l’ouvrage L’Empire de la Valeur d’André Orléan.
Comme nous l’avons vu, l’étude et la création de valeur sont les préoccupations essentielles de l’économie, que ce soit comme activité ou comme science.
Et pourtant, c’est cette même valeur qui est la cause d’une économie si binaire.
En effet, pour de nombreuses questions économiques, fondamentalement, il est seulement question de savoir si nous avons les « bonnes valeurs », et que celles-ci ont été mesurées totalement.
Sur les marchés, la question autour du « juste prix » est omniprésente, d’autant plus sur les marchés financiers, qui sont le lieu où se déterminent et s’évaluent ces valeurs, du moins en théorie.
Ainsi, la question économique, de savoir si un titre boursier reflète la valeur « réelle » de la valeur titrée, est sans doute la plus pernicieuse de toute.
Car malheureusement, elle suppose qu’il y ait deux types d’économie car il y a 2 types de valeurs : Il y a l’économie « réelle » et celle qu’il ne l’est pas, car il y a des « vraies » et des « fausses » valeurs.
Malgré tout, cette réflexion autour des valeurs de l’économie est porteuse d’espoir, car on pourrait voir se substituer à l’économie de LA valeur (économique, marchande), une économie DES valeurs (humaines au sens large), plus compréhensive à l’égard d’une société dont elle s’est progressivement détachée.
Pour aller plus loin :
https://www.exploring-economics.org/fr/orientation/economie-de-la-complexite/